Le 27 mars 2025, le Conseil des ministres libanais, réuni à Baabda sous la présidence de Joseph Aoun et en présence du Premier ministre Nawaf Salam, a nommé Karim Souaid gouverneur de la Banque du Liban (BDL) par un vote serré de 17 voix sur 24. Cette décision, marquée par des tensions internes et une absence de consensus, soulève de sérieuses questions sur la légitimité du processus et les implications pour une économie libanaise en ruines. Loin d’être un triomphe, cette nomination apparaît comme un compromis bancal, révélateur des divisions politiques et des influences extérieures qui continuent de paralyser le pays.
Une nomination sous haute tension
La séance du Conseil des ministres a été précédée d’un face-à-face entre Aoun et Salam, qui n’a pas permis de dégager un accord sur le choix du gouverneur. Malgré les mises en garde de Salam, qui aurait menacé de démissionner si le dossier était soumis au vote, Aoun a insisté pour trancher par un scrutin. Cette obstination a transformé une décision stratégique en un bras de fer politique, exposant les fractures au sein du gouvernement. Le résultat – 17 pour, 24 contre – montre que Souaid n’a pas obtenu une majorité claire, mais a été imposé grâce au soutien ciblé de certaines factions, notamment le tandem chiite Hezbollah-Amal, qui a aligné ses voix avec Aoun.
Cette victoire à l’arraché est loin d’inspirer confiance. Avec 24 ministres opposés, soit plus de la moitié des votants, la légitimité de Souaid est d’emblée entachée. Comment un gouverneur peut-il diriger une institution aussi cruciale que la BDL, pilier d’un système financier en lambeaux, sans un mandat solide ? Cette nomination semble davantage dictée par des calculs politiciens que par une vision cohérente pour sortir le Liban de sa crise.
Karim Souaid : un choix controversé
Karim Souaid, gestionnaire de fonds et figure liée au secteur bancaire, est au cœur d’une polémique depuis des semaines. Ses détracteurs, dont le député Michel Doueihi, l’accusent d’être le candidat des banques, prêt à protéger leurs intérêts au détriment des déposants. Son lien avec une étude de Harvard, prônant une décote massive (haircut) de 80 à 90 % sur les dépôts, alimente les craintes d’une politique qui sacrifierait les citoyens pour sauver un système bancaire insolvable. Cette proposition, si elle était appliquée, rayerait d’un trait les économies de millions de Libanais, déjà laminées par la crise depuis 2019.
Pire encore, Souaid est perçu comme réticent à lever totalement le secret bancaire et à aligner ses plans de restructuration sur les exigences du Fonds monétaire international (FMI). Ces positions, relayées par des enquêtes journalistiques internationales, risquent de torpiller les négociations avec le FMI, dont l’aide est vitale pour débloquer des milliards de dollars. À un moment où le Liban a désespérément besoin de réformes transparentes et d’un soutien extérieur, choisir un gouverneur hostile à ces impératifs semble être une erreur stratégique monumentale.
Un manque de soutien international
Le choix de Souaid contraste avec les attentes de la communauté internationale, notamment des États-Unis. L’ambassadrice américaine Lisa Johnson aurait exprimé à Yassine Jaber, ministre des Finances, sa préférence pour Jihad Azour, qualifié de « choix merveilleux ». Cette prise de position reflète l’influence de Washington, qui cherche un gouverneur capable de réduire la corruption et de limiter les financements illicites, notamment vers le Hezbollah. Souaid, en revanche, manque de ce soutien extérieur crucial, ce qui pourrait isoler davantage le Liban sur la scène internationale.
Jaber, dans une tentative de conciliation, a proposé une liste incluant Souaid et Eddy Gemayel, tout en suggérant un troisième nom hors des alignements politiques. Mais le retrait de Jimmy Baz, après un tollé public, et l’insistance d’Aoun sur Souaid ont réduit cette initiative à néant. Le ministre des Finances a plaidé pour un consensus, mais ses espoirs ont été balayés par la décision unilatérale de mettre le dossier au vote.
Une fracture au sein du gouvernement
La menace de démission de Salam, bien que non concrétisée, révèle l’ampleur du désaccord avec Aoun. Selon des sources ministérielles, le Premier ministre voyait dans cette escalade une tentative du président de contourner son autorité. Les partis chrétiens, quant à eux, ont cherché à éviter un vote pour préserver une image d’unité et envoyer un signal positif à l’étranger. Leur échec à bloquer le scrutin montre leur faiblesse face à la coalition Aoun-Hezbollah-Amal, qui a imposé Souaid malgré une opposition majoritaire.
Cette fracture interne est un désastre pour un gouvernement censé incarner un renouveau après des années de paralysie. Alors que le Liban doit affronter une crise économique ayant plongé 80 % de sa population dans la pauvreté, selon la Banque mondiale, cette nomination clivante risque de miner toute tentative de réforme cohérente.
Une décision aux conséquences incertaines
La désignation de Karim Souaid par 17 voix contre 24 est un pari risqué. Sans majorité claire, sans consensus politique et sans aval international, il prend les rênes de la BDL dans des conditions désastreuses. Sa capacité à restaurer la confiance dans un système bancaire en ruines, à protéger les déposants et à relancer les négociations avec le FMI est sérieusement mise en doute. Plutôt que de marquer un tournant vers la stabilité, cette nomination pourrait précipiter le Liban dans une impasse encore plus profonde, au moment où il a le moins de marge de manœuvre.