L’antisémitisme, bien que souvent associé à l’Europe, a aussi une histoire au Liban. Un pays historiquement marqué par la pluralité religieuse, mais où les tensions communautaires et les manipulations idéologiques ont parfois nourri des formes d’hostilité envers les Juifs. Dans les milieux chiites, sunnites, druzes et chrétiens, cet antisémitisme a pris différentes formes, selon les époques, les influences extérieures et les intérêts politiques. Il est nécessaire de revenir sur ses origines, en particulier sur les absurdités véhiculées dans certains discours chrétiens, pour mettre en lumière leur incohérence historique et théologique.
Chez les chiites et les sunnites, l’antisémitisme s’est développé en partie à travers une lecture radicale de certains versets coraniques rédigés dans un contexte de conflit entre Mahomet et certaines tribus juives de la péninsule arabique. Ce qui était au départ une opposition politico-tribale s’est transformé, au fil des siècles et sous l’effet de conflits modernes comme la guerre israélo-arabe, en hostilité généralisée envers les Juifs. Avec la création d’Israël et l’exode palestinien, le rejet de l’État juif s’est élargi à un rejet du peuple juif, alimenté par des récits complotistes et des propagandes venues d’Iran, d’Irak, d’Égypte ou même de l’extrême droite européenne. Les manuels scolaires, les prêches et les médias n’ont pas toujours fait la différence entre critique politique et haine ethno-religieuse. Chez les druzes, bien que leur doctrine religieuse ne contienne pas de base antijuive, certains leaders ont parfois adopté des postures hostiles aux Juifs dans le cadre de coalitions idéologiques ou d’alliances régionales. Dans tous ces cas, on constate que l’antisémitisme est bien plus souvent un outil politique qu’une conviction religieuse.
Mais c’est peut-être chez les chrétiens que l’antisémitisme révèle le plus son incohérence profonde. Car sur le plan théologique, il repose sur un contresens fondamental. L’accusation selon laquelle les Juifs auraient tué Jésus a longtemps été utilisée pour justifier leur rejet. Pourtant, Jésus lui-même est juif. Il est né d’une mère juive, Marie, qui est aussi juive. Les douze apôtres sont juifs. Jésus priait dans les synagogues, respectait la loi juive, célébrait la Pâque. Paul de Tarse, qui a joué un rôle clé dans la diffusion du christianisme, était un pharisien instruit dans la tradition juive. Accuser tout un peuple de la mort du Christ revient à ignorer les fondements mêmes de la foi chrétienne. Le procès de Jésus a été mené par un petit groupe de responsables religieux à Jérusalem, dans un contexte politique où l’occupant romain tenait la main sur la justice. Pilate, représentant de Rome, a lavé ses mains mais a tout de même validé la crucifixion. Jésus lui-même, sur la croix, n’a condamné personne. Il a prié : “Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.” Ce pardon ne désigne ni un peuple, ni une religion, mais les mécanismes humains de peur, de pouvoir et d’aveuglement.
Depuis 1965, avec le pape Jean XXIII promoteur de Vatican II, l’Église catholique a officiellement rejeté cette vision erronée dans la déclaration Nostra Aetate, affirmant que les Juifs ne doivent pas être considérés comme responsables collectivement de la mort du Christ. Cette clarification est essentielle. Continuer à véhiculer cette haine revient à détruire l’esprit même de l’Évangile, qui est fondé sur l’amour du prochain, le pardon, la justice et la vérité. Cela revient aussi à renier nos propres racines spirituelles. Car la Bible chrétienne est composée en grande partie de textes juifs : la Torah, les Psaumes, les Prophètes. Le christianisme ne peut pas exister sans le judaïsme. Rejeter les Juifs, c’est se rejeter soi-même.
Il est également important de rappeler que le Liban a compté une communauté juive active et respectée, présente à Beyrouth, à Saïda, à Tripoli et ailleurs. La synagogue de Wadi Abou Jmil témoigne encore d’une époque où les Libanais de toutes confessions vivaient côte à côte. Cette coexistence a été brisée non par la religion mais par les conflits, les manipulations idéologiques et l’importation des haines étrangères. Aujourd’hui, il est temps de déconstruire ces héritages toxiques. La critique d’un État comme Israël ne peut justifier la haine d’un peuple entier. Il faut apprendre à distinguer les faits politiques des réalités spirituelles et humaines. Rejeter l’antisémitisme, au Liban comme ailleurs, ce n’est pas trahir une cause nationale ou religieuse. C’est au contraire rester fidèle à la vérité, à l’intelligence, et à la dignité humaine.
Lobbies, surveillance et confusion : jusqu’où va l’influence pro-israélienne ?
Quelle est la nature réelle du système de lobbying aux États-Unis, et dans quelle mesure les lobbies pro-israéliens, comme l’AIPAC, influencent-ils la politique américaine, notamment en matière de soutien militaire et diplomatique à Israël ? Peut-on encore parler de démocratie quand des groupes privés disposent d’un tel poids dans les décisions stratégiques d’un État ? Et que penser des réseaux de soutien israéliens, parfois qualifiés de sayanim, qui dans certains cas apporteraient leur aide aux services de renseignement israéliens à travers le monde ? Ces pratiques, couplées au contrôle croissant de nos données via des plateformes comme Facebook, WhatsApp ou Instagram, posent une question centrale : où s’arrête la sécurité nationale, et où commence la violation de la vie privée ? Face à ces enjeux, comment poser des questions légitimes sans tomber dans l’amalgame dangereux de l’antisémitisme ?
Le système américain autorise le lobbying comme expression d’un droit constitutionnel. Des groupes d’intérêt, qu’ils représentent les armes, la santé, l’agriculture ou une cause étrangère, peuvent mobiliser de l’argent, organiser des conférences, publier des études, financer des campagnes électorales dans les limites légales. L’AIPAC, de son côté, représente un modèle d’efficacité politique : il influence depuis des décennies le Congrès américain en faveur d’un soutien indéfectible à Israël. Cela se traduit par des aides financières massives, souvent votées à l’unanimité, même lorsque la politique israélienne suscite de vives critiques à l’international. Si l’on peut saluer la capacité d’un groupe à défendre ses intérêts avec discipline, la question qui se pose est celle de la disproportion. Que se passe-t-il quand un lobby devient plus influent que la volonté de l’opinion publique ou que la morale universelle ? À partir de quel moment l’intérêt d’un État étranger prime sur la justice, la paix, ou l’équilibre régional ? Ces questions ne concernent pas seulement Israël. Elles sont valables pour tout groupe, toute cause, toute puissance qui cherche à infléchir une démocratie à son avantage.
Quant aux sayanim, terme désignant des individus vivant à l’étranger qui accepteraient ponctuellement d’aider les services israéliens, leur existence est documentée par certains anciens agents mais reste très difficile à évaluer. Ce type de collaboration informelle n’est pas unique à Israël. Toutes les grandes puissances disposent de réseaux de sympathisants ou d’informateurs à l’étranger. Ce qui devient préoccupant, c’est lorsque cette coopération déborde les limites du droit, ou touche à la sphère privée des citoyens sans aucun contrôle. Aujourd’hui, les outils numériques offrent des possibilités inédites de surveillance. Facebook, WhatsApp, Instagram, TikTok ou Telegram peuvent être des vecteurs de communication mais aussi des sources de collecte de données. Qui détient ces données ? Qui peut y accéder ? Et surtout, dans quels buts ? Lorsqu’un État ou une organisation — quelle qu’elle soit — s’octroie le droit de suivre, d’espionner ou de cibler des individus sans procédure légale, il y a atteinte grave à la liberté et à la souveraineté personnelle.
C’est ici qu’un discernement est absolument nécessaire. Critiquer une politique, dénoncer une influence excessive, exiger de la transparence et des garde-fous institutionnels ne doit en aucun cas se transformer en rejet collectif ou en haine identitaire. L’erreur la plus grave serait de répondre à des excès ou à des abus réels par une logique de généralisation. Tous les Juifs ne soutiennent pas Israël aveuglément. Tous les Israéliens ne partagent pas la même vision du monde. Des milliers de Juifs aux États-Unis, en France, en Israël même, s’opposent à l’occupation, au racisme, à l’instrumentalisation religieuse ou politique du judaïsme. Il existe des intellectuels juifs de premier plan, comme Noam Chomsky, Norman Finkelstein, Ilan Pappé ou encore des associations comme Jewish Voice for Peace, qui luttent précisément contre l’amalgame entre judaïsme et politique d’État. C’est à travers ces voix, ces nuances, que l’on peut rétablir une critique juste, humaine, et courageuse.
Ce qui alimente l’antisémitisme aujourd’hui, ce n’est pas seulement la propagande ou l’ignorance. C’est l’exploitation des frustrations légitimes par des discours simplistes. Lorsqu’on attribue à un peuple entier les agissements d’un gouvernement ou d’un groupe de pression, on ne fait que répéter les erreurs tragiques du passé. L’histoire a montré que la haine généralisée mène toujours à l’aveuglement, à l’injustice, et à la destruction. Pour construire une société lucide et libre, il faut poser toutes les questions, sans peur ni interdit, mais avec précision, sens des responsabilités, et refus catégorique de la haine collective.
Derrière le fantasme du contrôle mondial : Déconstruire les récits antisémites autour de l’AIPAC, des Sayanim et des « Sages de Sion »
Depuis plus d’un siècle, certains courants politiques ou idéologiques entretiennent l’idée que « les Juifs » contrôlent le monde à travers la finance, les médias, la politique ou les services de renseignement. Cette perception est relancée régulièrement par la juxtaposition de faits réels, mal interprétés ou volontairement tordus, à des récits mensongers ou fabriqués de toutes pièces. Parmi les exemples les plus répandus : l’AIPAC, les sayanim, et le tristement célèbre « Protocole des Sages de Sion ».
L’AIPAC est effectivement l’un des lobbies les plus puissants aux États-Unis. Il milite pour le soutien inconditionnel d’Israël par le gouvernement américain. Il agit dans le cadre légal du lobbying, comme le font d’autres groupes de pression — pétroliers, pharmaceutiques, syndicaux ou religieux. Ce que l’on oublie souvent, c’est qu’il existe de nombreux lobbies pro-arabes, pro-saoudiens, ou pro-chrétiens évangéliques qui influencent également la politique étrangère américaine, parfois en faveur d’alliances contraires à l’intérêt général. Le lobbying, en soi, n’est pas un complot : c’est un déséquilibre du système démocratique américain, où l’argent donne une voix plus forte à certains groupes. Ce n’est pas une conspiration « juive », mais une faille structurelle de la démocratie représentative moderne.
Les sayanim, quant à eux, sont des individus juifs à l’étranger, qui accepteraient ponctuellement d’aider Israël, parfois dans des affaires de logistique ou de renseignement. Ce phénomène, qui a pu exister marginalement, est souvent exagéré ou amplifié par des récits qui veulent y voir un réseau mondial secret. Mais toutes les grandes puissances ont recours à des sympathisants ou à des diasporas : la Russie, les États-Unis, la Chine, l’Iran… Encore une fois, il s’agit là d’une réalité stratégique qui dépasse largement une identité religieuse ou communautaire. Ce qui devient problématique, c’est lorsque l’on suggère que « tous les Juifs sont des agents potentiels d’Israël », un raccourci profondément raciste et historiquement dangereux.
C’est ici que réapparaît, en arrière-plan, le Protocole des Sages de Sion, un faux document publié au début du XXe siècle par la police secrète tsariste. Ce texte, présenté comme un plan secret de domination juive mondiale, est en réalité une falsification avérée, composée à partir de plagiats d’autres œuvres politiques. Il a été utilisé par les nazis, puis par des régimes et mouvements antisémites dans le monde entier, pour justifier la persécution des Juifs. Encore aujourd’hui, certains mouvements conspirationnistes y font référence comme à un document « prophétique », en reliant des faits contemporains (comme l’influence de l’AIPAC ou les activités de certains juifs influents) à cette trame imaginaire.
La manipulation est ici double : elle part de faits réels, puis les exagère, les relie artificiellement, et les attribue à une intention collective d’un peuple entier. C’est l’essence même de l’antisémitisme moderne : essentialiser un groupe humain, le rendre responsable de tous les maux, et justifier contre lui la haine, la violence ou l’exclusion. Cette logique est non seulement injuste, mais elle aveugle l’analyse politique réelle. Car ce n’est pas « le Juif » qui est dangereux, c’est l’absence de transparence démocratique, le poids des intérêts privés, ou l’exploitation des identités à des fins de pouvoir. Les musulmans, les chrétiens, les chinois, les russes ou les américains pourraient être victimes des mêmes raccourcis, et l’ont déjà été dans d’autres contextes.
En réalité, l’unique antidote à cette dérive est une conscience lucide, critique, mais fondamentalement humaine. Il faut oser poser toutes les questions — sur Israël, sur les lobbies, sur les réseaux d’influence, sur la géopolitique — mais sans jamais glisser dans l’amalgame ou la haine identitaire. Il faut distinguer les faits des fantasmes, les individus des collectifs, les structures des peuples. Et surtout, il faut rappeler que le combat contre l’antisémitisme, comme contre l’islamophobie, le racisme ou le fanatisme, est un combat pour la vérité, la justice, et la dignité humaine. Sans cela, l’histoire recommencera, et ce ne seront pas les puissants qui paieront le prix, mais les innocents.
En finir avec l’antisémitisme : Comprendre pour ne plus confondre
L’une des racines les plus profondes du mal que représente l’antisémitisme est la confusion. Confusion entre un peuple, une religion, un État, une idéologie, ou même une lignée. Confusion entre foi et pouvoir, entre critique politique et rejet identitaire. Confusion qui finit toujours par produire une haine aveugle, une violence injuste, une parole blessante. L’histoire regorge d’exemples où le refus de distinguer les catégories a mené à des drames.
Être juif, c’est d’abord appartenir à un peuple, porteur d’une histoire millénaire. Certains sont pratiquants, d’autres non. Certains sont sionistes, d’autres antisionistes. Certains vivent en Israël, d’autres dans la diaspora. Certains votent à gauche, d’autres à droite, certains sont religieux, d’autres athées. Et pourtant, quand un discours antisémite se déploie, il gomme ces différences. Il réduit la complexité humaine à une caricature dangereuse : « les Juifs », comme s’ils formaient un bloc homogène, organisé, aux intentions cachées.
La première erreur consiste à confondre judaïsme et sionisme. Le judaïsme est une religion, une culture, une tradition spirituelle. Le sionisme est un projet politique né à la fin du XIXe siècle, qui a connu de nombreuses formes, évolutions, débats internes. Il y a des juifs antisionistes, comme il existe des non-juifs sionistes. Les confondre mène à l’idée que tous les juifs sont responsables des décisions de l’État d’Israël, ou que critiquer Israël revient à haïr les juifs. Ces deux affirmations sont fausses, et destructrices.
La deuxième confusion, tout aussi perverse, est celle entre critique légitime et rejet identitaire. Il est sain de critiquer un gouvernement, une politique, une idéologie, même celle d’Israël. Il est malsain de s’en prendre à des gens simplement parce qu’ils sont nés dans une communauté. Dire « le lobby juif », comme si tous les juifs du monde s’étaient unis en secret pour contrôler les banques, les médias ou les gouvernements, c’est recycler un vieux mensonge qui a servi de carburant à la Shoah, aux pogroms, aux exclusions. Ce n’est pas de la critique, c’est de la haine.
La troisième confusion concerne la religion. Beaucoup ont oublié que Jésus lui-même était juif, tout comme Marie, les apôtres, Paul, les premiers chrétiens. Accuser « les juifs » d’avoir tué Jésus, c’est ignorer les textes, les contextes, les nuances. Jésus a été condamné par une poignée d’élites locales sous pression d’un pouvoir romain impérial. Ce n’est pas un peuple qui l’a rejeté, c’est une minorité qui ne l’a pas reconnu. Les premiers à le suivre furent des juifs. Cette haine anti-juive, ancrée dans certains discours religieux mal interprétés, a nourri deux mille ans de persécutions injustifiables.
Enfin, il y a la confusion entre individus et systèmes. Oui, il existe des individus juifs puissants, comme il existe des puissants dans toutes les communautés. Mais le pouvoir d’un homme ne vient pas de sa religion, il vient de son poste, de son réseau, de ses actes. Le réduire à son origine, c’est nier sa responsabilité personnelle, et faire de son identité un bouc émissaire collectif. Là encore, la confusion mène à l’injustice.
Les effets de ces amalgames sont toujours catastrophiques. Ils créent des murs, nourrissent les extrémismes, détruisent le tissu social, provoquent des crimes. L’antisémitisme ne tue pas seulement des juifs. Il tue l’intelligence, la vérité, l’humanité.
En finir avec l’antisémitisme, ce n’est pas imposer le silence. C’est réapprendre à parler juste. À nommer les choses dans leur complexité. À distinguer la foi du pouvoir, l’histoire de la propagande, l’identité de l’idéologie. C’est reconnaître que la diversité au sein même du judaïsme est une richesse. Et que chaque être humain, juif ou non, mérite d’être jugé pour ses actes, pas pour son nom ou son origine.
Ce combat-là n’est pas seulement un devoir de mémoire. C’est une exigence pour l’avenir.
Bernard Raymond Jabre