Nicolas Dot-Pouillard, Politologue, Chercheur associé, Institut français du Proche-Orient, les propos de l’auteur n’engagent pas l’institution

Les pressions saoudiennes sur le premier ministre libanais Saad Hariri ont presque eu gain de cause d’un court état de grâce : en annonçant sa démission lors d’une conférence de presse tenue à Riyad, le 4 novembre 2017, c’est le mythe de l’unité nationale libanaise qui est encore mis à mal.

Saad Hariri a certes « suspendu » sa démission, à l’occasion de la fête d’indépendance libanaise, le 22 novembre 2017. Mais le Liban n’est pas loin de renouer avec une politique du vide caractéristique des années post-2005, une fois le retrait des troupes syriennes du Liban effectué : c’est plus traditionnellement la présidence de la République qui est vacante, de novembre 2007 à mai 2008, puis de mai 2014 à octobre 2016.

Les limites d’un compromis national

Saad Hariri s’était donné la stature progressive d’un homme de compromis. À terme, ce fut aussi la figure d’un homme seul. Opposé à Damas, il s’engageait pourtant, en novembre 2015, à soutenir la candidature à la présidence de la République de Sleiman Frangie – leader maronite du parti des Maradas, et partisan de Bashar al-Assad.

La politique de la main tendue avec la Coalition adverse du 8 mars – emmenée par le Hezbollah chiite- aboutit à l’élection à la présidence de la République de Michel Aoun, en octobre 2016, et à la naissance d’un gouvernement d’union nationale, deux mois plus tard.

Nul n’était pourtant dupe des tensions qui traversaient le Courant du futur – la formation de Saad Hariri- et les différents leaderships de la communauté sunnite libanaise : les élections municipales de mai 2016 voyaient Tripoli tomber dans l’escarcelle de Ashraf Rifi – un ancien responsable des Forces de sécurité intérieures (FSI), particulièrement virulent envers l’Iran et le Hezbollah.

Les échelles libanaises et régionales se confondant, le Sommet islamique arabo-américain de Riyad de mai 2017 accrut sans doute la pression sur Saad Hariri.

Américains et Saoudiens – ces derniers soutenus de moins en moins discrètement par Israël – ont fait de l’Iran, du Hezbollah – et du Hamas palestinien- des ennemis à abattre. La perspective d’un gouvernement d’union nationale intégrant le Hezbollah, et dirigé par Saad al-Hariri, si elle faisait sens au Liban, rentrait ainsi de plus en plus en contradiction avec les grandes lignes de force régionales, structurées par le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

Le récit sunnite libanais

Saad Hariri n’est pas seulement la victime de pressions saoudiennes ou des contradictions internes du jeu politique libanais : il porte à bout de souffle un Courant du futur qui est en manque de récit historique – notamment pour la communauté sunnite, qu’il peine de plus en plus à mobiliser. Le leadership de la famille Hariri n’est pas en totale continuité avec l’héritage des générations qui les ont précédées.

Premier ministre sunnite et père de l’indépendance libanaise de 1943, Riyad al-Solh (1894-1951) pensait un Liban inséré dans son environnement arabe – en même temps qu’il posa les bases d’un service public libanais pour toutes les confessions, comme le rappelle l’historien Ahmed Beydoun.

Riadh Solh (1894-1951), père de l’indépendance libanaise.
Yabebeyrouth/Wikimedia

Dans les années 1950, la communauté sunnite libanaise avait ses grands récits : le Parti des Najadeh de Adnan al-Hakim s’inscrivait dans une narration nationale et arabiste. Le nassérisme égyptien eut ses enfants sunnites libanais : dans les années 1970, les Mourabitouns de Ibrahim Qoleilat tenaient le quartier de Tariq al-Jdideh, à Beyrouth.

À la même époque, les jeunes générations sunnites se raccordaient aisément à une dynamique révolutionnaire régionale – emmenée par les Palestiniens de l’OLP. Le discours confessionnel était plus atténué que de nos jours : au début des années 1980, une révolution iranienne chiite pouvait bien fasciner une partie des sunnites libanais comme en témoigna le chercheur français Michel Seurat (1947-1986) à Tripoli.

Ces mouvements eurent certes leurs limites marquées notamment par l’échec d’un véritable dialogue avec les maronites libanais, même une fois la guerre civile terminée.

Toujours est-il que les sunnites du Liban avaient leur grand récit historique : il était arabe, parfois développementiste – le socialisme nassérien – ou s’accordait avec de grandes dynamiques populaires régionales.

L’éphémère « République marchande » des Hariri

Saad Hariri, quant à lui, hérite simplement du projet néo-libéral de son père, adossé aux capitaux du Golfe : celui d’une « République marchande » libanaise, selon les termes de l’écrivain libanais Michel Chiha (1891-1954).

Rafiq Hariri (1944-2005) pouvait cependant se prévaloir de ses origines populaires, d’un engagement passé dans les rangs du Mouvement des nationalistes arabes (MNA), inspiré du nassérisme, de la figure du self-made man et d’un Rockefeller libanais attaché à la reconstruction du Liban post-guerre civile.

Les années 1990 fonctionnaient selon un partage des tâches : le premier Ministre Rafiq Hariri soutenait officiellement la résistance militaire d’un Hezbollah au sud du Liban occupé par Israël, et pouvait inscrire ses mandats dans un grand récit relatif au conflit israélo-arabe et à la cause palestinienne. Cela n’empêchait pas une opposition sur les volets économiques, mais la complémentarité fonctionnait – jusqu’à un certain point.

Le fils ne peut avoir ces prétentions : il est « l’héritier de ». Son père était né à Saïda, d’une modeste famille d’agriculteurs. Saad Hariri est quant à lui né à Riyad. Il peut bien essayer de mobiliser la communauté sunnite libanaise : mais il manque d’une véritable narration historique. En conséquence, sa base populaire s’érode. Dénoncer la Syrie et l’Iran, certes : mais chercher l’appui des États-Unis dans une région traumatisée par les effets de l’invasion américaine de l’Irak d’avril 2003 n’est pas sans conséquence néfaste.

Le soutien saoudien devient plus handicapant que par le passé : le récent rapprochement israélo-saoudien n’aide pas à gagner en popularité, ni au Liban, ni dans le monde arabe.

Saad Hariri est dépendant des intrigues de palais du Royaume : mais la « modernisation de l’autoritarisme » saoudien que décrit bien le politologue Stéphane Lacroix ne fait pas un projet politique porteur à l’échelle régionale. La rhétorique tout à la fois anti-américaine et anti-chiite des salafistes radicaux concurrence un Courant du futur qui ne propose pas d’utopie concrète.

Quant à la « République marchande » libanaise rêvée par Hariri père, elle est à l’image de la compagnie qui fit sa fortune, BTP Saudi Oger, aujourd’hui gérée par Hariri fils. Durement affectée par la chute des cours du pétrole, l’entreprise a plusieurs dettes françaises un dossier discuté à Paris avec Emmanuel Macron lors du « sauvetage » de Saad Hariri.

Ce que l’historien américain Mike Davis a pu nommer un « stade Dubaï du capitalisme » libanais se traduit surtout par un surendettement national chronique, et un accroissement des inégalités et des écarts de richesses – affectant particulièrement les classes populaires sunnites du Akkar, au nord du Liban.

Entre le marteau saoudien et l’enclume salafiste

En l’absence de grand récit national et communautaire, Saad Hariri – et son allié au sein du Courant du futur, le ministre de l’Intérieur Nohad Machnouk- sont devant un problème désormais insoluble.

L’une des options serait de se mobiliser contre le Hezbollah, et faire de l’épouvantail iranien le cœur de la politique libanaise. En ce cas, il renoncerait à un pouvoir logiquement fondé sur l’idée d’un compromis communautaire avec les chiites. Au pire, il s’engagerait dans une logique de confrontation civile et communautaire avec le Hezbollah. Ce fut le pari de l’ancien premier ministre Fouad Siniora, dans la seconde moitié des années 2000 qui se solda par un échec cuisant lorsque les ministres Hezbollah se retirèrent du gouvernement, paralysant la vie politique.

Ou bien, la direction du Courant du futur choisit le compromis national, l’idée de Saad Hariri depuis novembre 2015. Mais cette option a montré ses limites : il s’est retrouvé débordé par un front du refus allant des courants fondamentalistes sunnites libanais les plus radicaux – le Cheikh Ahmad al-Assir à Saïda – à des figures nationales de son propre parti (Mustapha Allouch, Muin Merabi) lui reprochant de faire trop de concessions à ses adversaires. La politique saoudienne a fait le reste.

Le Courant du futur est également venu à bout de sa logique originelle : dans la seconde moitié des années 2000, il fonctionnait sur la dénonciation systématique d’une mainmise syrienne sur le Liban, en dépit du retrait militaire de 2005.

En 2017, cette stratégie ne porte plus : c’est désormais moins un régime syrien qui est présent au Liban, qu’une formation politique libanaise, le Hezbollah, qui est militairement présente en Syrie. Opposé à Bashar al-Assad, la coalition du 14 mars voulait voir la Syrie dehors : la ruse de l’histoire fit qu’au final, ce fut un parti libanais à dimension régionale qui imposa sa marque en Syrie. Reste alors l’éternel repoussoir iranien : mais ce terrain est désormais occupé par d’autres.

Saad Hariri est ainsi pris entre le marteau d’une Arabie saoudite puissante et soucieuse de son influence régionale, une logique d’État, et l’enclume d’un radicalisme salafiste qui a un projet et une utopie – fut-elle mortifère.

The Conversation

Le rêve d’une « République marchande » portée par son père a fait long feu.

Nicolas Dot-Pouillard, Politologue, Chercheur associé, Institut français du Proche-Orient, les propos de l’auteur n’engagent pas l’institution

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

1 COMMENTAIRE

  1. En tout cas il a bien prouvé qu’il était un personnage politique lige dépendant du bon vouloir des Al Saoud qui l’ont convoqué chez eux d’où il annonce sa démission! Il est aussi saoudien de nationalité avec des biens en Saoudi! Ils doivent avoir suffisamment d’éléments de chantage pour se permettre une telle action interdite par le droit international! Dans tous les cas il ne peut être digne de confiance de libanais qui ne méritent pas cela!

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