Kmar Bendana, Université de la Manouba

Le 13 septembre 2017, le ministre tunisien de la Justice a annulé la circulaire interdisant aux Tunisiennes d’épouser un non musulman.

Le 13 août déjà, une polémique avait pris de l’ampleur à la suite du discours de Beji Caid Essebsi – le premier président de la République à avoir été élu démocratiquement au suffrage universel en 2014. Ce dernier a en effet appelé à supprimer cette circulaire, un texte selon lui incompatible avec la Constitution de janvier 2014.

Ce débat de société départage aujourd’hui les opinions au-delà des clivages partisans ; il a résonné hors des frontières tunisiennes notamment en Algérie, au Maroc, en Égypte, en Jordanie ou encore en Turquie.

Or, un mois après l’annulation de la circulaire, comment analyser et comprendre ce débat ?

Une « spécificité musulmane » imposée aux femmes

Les partis islamistes tunisiens sont certes embarrassés par la perspective mais ils prônent officiellement une séparation du politique et du religieux. Ils ont ratifié la Constitution dont l’article 2 déclare que la Tunisie est un « État civil, fondé sur la citoyenneté… et la primauté du droit ».

Tôt ou tard, ils doivent entériner le principe de l’égalité matrimoniale entre les hommes et les femmes, quitte à accroître les divisions en leur sein.

Les islamistes ne sont ni les seuls ni les plus virulents opposants à la mesure qui libère les Tunisiennes dans le choix de leur époux. Contre toute attente, les femmes ne sont pas unanimement favorables à la levée de cette circulaire, beaucoup ayant intériorisé les inégalités.

Ces débats montrent bien l’ampleur de l’assimilation des codes discriminants, nourrissant un imaginaire collectif où les mentalités se cristallisent autour de la « spécificité musulmane ». Elles font appellent à la loi de la tradition et, refusant les signes de changement de la condition féminine, assignent la femme à un rôle de citoyenne de seconde zone.

Avec le temps, la vision patriarcale devient pourtant incompatible avec les réalités économiques et sociales et le rôle croissant des femmes dans toutes les sphères, y compris politiques.

Documentaire d’Anissa Daoud, Notre femme en politique et dans la société.

Les luttes féministes tunisiennes s’étalant sur plusieurs décennies ont fourni plus d’une étude sur les conséquences négatives de la discrimination sexuelle (les sœurs héritent la moitié de la part des frères) et sur la nécessité de revisiter le régime des lois régissant la vie sociale. Pour le mariage, les femmes sont lésées par l’arbitraire administratif qui fait écho à des tabous et ancre les comportements discriminatoires dans le quotidien.

Une discrimination administrative

Alors que les « mariages mixtes » augmentent dans la société tunisienne, une série de mesures administratives s’immiscent à partir de 1962 dans la pratique juridique, en défaveur de la femme. En cette année où l’appellation de mufti, sorte de ministère du culte créé en 1957, adjoint la mention « de la République », une circulaire du 17 mars 1962 du secrétariat d’État à l’Intérieur enjoint les officiers d’état-civil de ne pas célébrer le mariage d’une Tunisienne musulmane avec un non-musulman.

Plusieurs textes administratifs émanant des ministères de l’Intérieur et du premier ministère suivent (19 octobre 1973 ; 5 novembre 1973 ; 21 août 1974 ; 30 mars 1987 ; 14 mai 1988).

Ils sont pourtant incompatibles avec les lois antérieures : aucune disposition du code du statut personnel de 1956 ni de la loi réglementant l’état-civil de 1957 n’empêche le mariage de la Tunisienne avec un non musulman ; ainsi qu’avec la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes ratifiée par la Tunisie depuis 1967 (avec levée des réserves en 2011).

La formalité est certes relativement facile et on ne connaît pas de refus de certificat de conversion de la part des autorités tunisiennes, mais beaucoup de couples refusent de passer par cette démarche prénuptiale, considérant qu’elle est humiliante, hypocrite ou abusive. Beaucoup de Tunisiennes se marient hors du pays le contrat n’étant pas alors reconnu par la loi nationale.

Cela entraîne des conséquences, notamment sur les enfants qui ne peuvent devenir Tunisiens que s’ils en font la demande à leur majorité. Dans le cas d’épousailles avec des Libanais, des Égyptiens ou des Palestiniens, le flou a pu parfois être maintenu mais la règle est que les prétendants au mariage avec une Tunisienne doivent parcourir un chemin spécial, les obligeant à montrer des signes de leur conversion à l’Islam (par la chahada par exemple, profession de foi) et à attendre un certificat du mufti les déclarant musulmans.

Le poids de la Constitution de 2014

Or, depuis 2011, une série d’incidents et de mobilisations trahissent une situation devenue d’autant plus intenable que l’arsenal juridique est hétéroclite, inadapté et truffé d’incohérences.

Mobilisation pour l’égalité le 13 août 2012, journée officielle de la Fête de la Femme et de la Famille en Tunisie.
Felix Tusa/Flickr, CC BY-SA

Certains textes datent de la période coloniale, d’autres sont entravés par des pratiques instaurées par l’administration, comme c’est le cas du mariage de la Tunisienne, libre selon la loi, mais soumise à une obligation qui n’est pas imposée au Tunisien. Ainsi, sur la foi d’une circulaire ministérielle et dans le but de « sauvegarder l’originalité islamique de la famille tunisienne », le pouvoir a réglementé, contre la loi, l’obligation faite aux Tunisiennes de se conduire en « musulmanes ».

La Constitution de janvier 2014 comporte pourtant plusieurs dispositions qui rendent obsolète cette inégalité.

En plus de l’article 2 qui affirme le caractère civil de l’État, trois articles (6, 21 et 46) rendent l’inégalité des hommes et des femmes devant le mariage inadmissible par la loi. Ainsi l’article 6 garantit la liberté de conscience : « l’État… garantit la liberté de croyance et de conscience… » ; l’article 21 déclare que « les citoyens et citoyennes sont égaux en droits en devoirs… et devant la loi sans discrimination » ; l’article 46 proclame que « l’État s’engage à protéger les droits acquis de la femme et œuvre à les renforcer et à les développer ».

Rétablir le droit

Dans les mutations profondes que traverse la Tunisie, la famille est un des lieux les plus significatifs. La levée de cette circulaire est un pas pour assainir la fabrique du droit en rétablissant la hiérarchie des textes, bafouée dans le cas du mariage de la Tunisienne.

La démocratie tunisienne en construction a besoin de faire le ménage dans ses pratiques qui reflètent souvent l’assignation des pays musulmans à une spécificité ciblant le statut de la femme.

Conservatisme, patriarcat et inégalité ne peuvent cependant pas tomber d’un coup. Ainsi, deux mariages de Tunisiennes avec des non-musulmans n’ont pas pu être célébrés fin septembre dans les mairies de La Marsa et de Sidi Bou Saïd, preuve que les barrières bureaucratiques restent fortes.

Le débat se poursuit. La lutte pour l’égalité de l’héritage entre les hommes et les femmes – un autre tabou puissant – sera plus longue mais l’espace public tunisien bruit d’un enjeu social et politique qui dépasse les acteurs visibles sur la scène.

Kmar Bendana, Professor, Contemporary History, Université de la Manouba

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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