Un gouvernement sous l’emprise des banques ?
Le 9 février 2025, le président Joseph Aoun a officialisé la formation du gouvernement dirigé par Nawaf Salam, censé répondre à la profonde crise économique qui frappe le Liban depuis 2019. Cependant, ce cabinet suscite de nombreuses interrogations quant à son indépendance face au secteur bancaire. Onze ministres ont occupé ou occupent encore des postes dans les conseils d’administration de banques libanaises, et trois d’entre eux sont affiliés à la Saradar Bank.
Parmi eux, Joseph Al-Sadi (Énergie), Joe Issa Al-Khoury (Industrie) et Laura El Khazen (Tourisme). Cette forte présence du monde bancaire au sein du gouvernement soulève des inquiétudes sur la capacité du cabinet à négocier efficacement avec le Fonds monétaire international (FMI), notamment pour la restructuration du secteur bancaire.
Un secteur bancaire en faillite qui garde la main sur le pouvoir
Depuis l’effondrement du secteur bancaire libanais en 2019, les banques locales sont accusées de gel des dépôts, d’opacité financière et d’enrichissement au détriment des déposants. Aujourd’hui, environ 80 milliards de dollars de dépôts restent inaccessibles aux épargnants, plongeant des millions de Libanais dans la précarité.
Pourtant, malgré cette faillite, les banques conservent une influence politique majeure. Selon Al Quds (9 février 2025), plusieurs ministres clés du gouvernement Nawaf Salam entretiennent des liens directs avec le secteur bancaire. Parmi eux :
- Joseph Al-Sadi (Énergie) – Ancien administrateur et actionnaire de Saradar Bank.
- Joe Issa Al-Khoury (Industrie) – Ancien membre du conseil d’administration d’une banque privée.
- Laura El Khazen (Tourisme) – Ex-membre du conseil d’administration de Saradar Bank.
- Yassine Jaber (Finances) – Ancien cadre dirigeant dans une des principales banques libanaises.
- Amer Al-Bassat (Économie et Commerce) – Ex-directeur général d’une banque privée.
Les figures clés du secteur bancaire sont donc placées aux ministères stratégiques qui déterminent l’orientation économique du pays. Or, comme le souligne Al Sharq Al Awsat (9 février 2025), le FMI exige une transparence totale sur les pertes bancaires et demande que les banques elles-mêmes participent à leur propre restructuration. Un gouvernement composé en grande partie d’anciens banquiers pourrait-il aller à l’encontre des intérêts du système financier qu’il représente ?
Les exigences du FMI : une restructuration compromise ?
Le Liban négocie actuellement avec le FMI un programme d’aide de 3 à 5 milliards de dollars, conditionné à plusieurs réformes économiques et financières essentielles :
- Un audit complet des pertes bancaires et leur reconnaissance officielle.
- Une restructuration des banques, avec des pertes pour les actionnaires et les créanciers pour épurer le système financier.
- Un contrôle strict sur les transferts de capitaux pour éviter que les élites financières ne contournent la réforme.
- Une réforme monétaire, incluant une unification du taux de change et une stabilisation du système bancaire.
Cependant, selon Al Quds (9 février 2025), les banques libanaises cherchent à minimiser leurs pertes en transférant une partie de leur responsabilité à l’État. Leur objectif est clair : faire porter la charge des pertes bancaires sur les contribuables en utilisant les fonds publics pour recapitaliser les établissements en difficulté.
Le FMI s’oppose fermement à cette approche, exigeant que les banques assument leurs propres pertes au lieu de les faire supporter aux citoyens. Mais avec 11 ministres issus du monde bancaire au sein du gouvernement, peut-on réellement espérer une réforme financière conforme aux demandes du FMI ?
Un conflit d’intérêts évident
La question du conflit d’intérêts est au cœur du débat. Comment un gouvernement composé en grande partie de figures du monde bancaire pourrait-il mener une réforme ambitieuse contre ces mêmes banques ?
D’après Al 3arabi Al Jadid (9 février 2025), plusieurs membres du gouvernement ont déjà exprimé leur réticence face à certaines mesures du FMI, notamment celles touchant aux pertes bancaires et aux restrictions sur les transferts de capitaux. Selon des sources internes citées par Al Sharq Al Awsat (9 février 2025), les ministres affiliés au secteur bancaire tenteraient d’influer sur la position du gouvernement pour préserver les intérêts des institutions financières.
D’ailleurs, Nawaf Salam lui-même aurait exprimé en privé son malaise face à ces résistances internes. « Nous ne pouvons pas accepter un plan qui protège les banques et sacrifie les déposants », aurait-il confié à des diplomates occidentaux.
Mais le Premier ministre a-t-il réellement les moyens d’imposer sa vision ? Plusieurs observateurs pensent que les tensions entre Nawaf Salam et son propre cabinet pourraient paralyser les réformes attendues.
Un acteur clé des blocages dans la réforme bancaire
Yassine Jaber, ministre des Finances dans le gouvernement Nawaf Salam, est un acteur politique influent au Liban depuis les années 1990. Ancien député et ministre, il a notamment occupé le poste de ministre de l’Économie et du Commerce entre 1996 et 1998. Selon Al Sharq Al Awsat (9 février 2025), il a joué un rôle clé dans l’élaboration de plusieurs lois économiques et a été un proche collaborateur de Rafic Hariri, influençant profondément la politique économique du pays.
Avant son entrée en politique, Yassine Jaber a travaillé dans plusieurs institutions financières et bancaires, ce qui a renforcé son expertise dans les domaines économiques, mais a aussi suscité des soupçons quant à son indépendance vis-à-vis du secteur bancaire.
Avant sa nomination comme ministre des Finances dans le gouvernement Nawaf Salam, Yassine Jaber était un membre influent de la commission parlementaire chargée d’évaluer les pertes du secteur bancaire. Cette commission, qui a travaillé pendant plusieurs années sur la crise financière du Liban, a été critiquée pour avoir sous-évalué l’ampleur des pertes bancaires.
Le FMI et plusieurs économistes indépendants estimaient que les pertes du secteur bancaire libanais s’élevaient à environ 72 milliards de dollars. Pourtant, Yassine Jaber et d’autres membres de la commission ont défendu une estimation beaucoup plus faible, ne dépassant pas 20 milliards de dollars.
Selon Al 3arabi Al Jadid (9 février 2025), cette estimation visait à minimiser l’impact de la crise sur les banques et à réduire leur responsabilité dans le processus de restructuration. En d’autres termes, il s’agissait d’une tentative de transférer la majorité des pertes vers l’État libanais et, indirectement, vers les contribuables.
D’après Al Quds (9 février 2025), cette approche a toutefois creusé un fossé entre le Liban et le FMI, retardant les négociations sur une aide financière essentielle.
Selon Al Sharq Al Awsat (9 février 2025), l’un des principaux obstacles dans les négociations avec le FMI concerne en effet la gestion des pertes des banques. Le FMI veut que les banques assument leurs propres pertes, tandis que le gouvernement, sous l’influence de figures comme Yassine Jaber, pourrait tenter d’obtenir un accord plus favorable aux établissements financiers.
Un exemple frappant est le débat autour de la « bad bank », une institution qui absorberait les dettes toxiques des banques commerciales. Le FMI demande que cette entité soit financée par les banques elles-mêmes, mais Yassine Jaber et d’autres ministres favorables au secteur bancaire préféreraient un financement partiel par l’État libanais, ce qui reviendrait à faire payer les contribuables pour les erreurs du secteur privé.
Cette approche est fortement critiquée par plusieurs experts économiques, qui estiment qu’elle protège les grandes banques et les actionnaires au détriment de la population libanaise. Un économiste cité par Al Quds (9 février 2025)déclare que « si l’État absorbe les pertes des banques, c’est la population qui en paiera le prix, sous forme de nouvelles taxes, d’inflation et de dévaluation ».
Quel avenir pour la réforme bancaire ?
Avec un gouvernement si intimement lié au secteur bancaire, la probabilité d’une restructuration profonde du système financier semble compromise. Selon Al Quds (9 février 2025), les bailleurs de fonds internationaux commencent à exprimer leurs doutes sur la volonté réelle du Liban d’assainir son économie.
Un échec dans la mise en œuvre des réformes demandées par le FMI pourrait entraîner une aggravation de la crise monétaire et une perte totale de confiance des investisseurs. Pire encore, cela pourrait pousser les déposants à retirer massivement leurs fonds restants, aggravant encore la situation bancaire.
Pour Nawaf Salam, le défi est immense. S’il veut éviter une nouvelle faillite financière du Liban, il devra affronter son propre gouvernement et les intérêts du secteur bancaire. Une mission presque impossible dans un pays où les banques ont toujours eu une influence déterminante sur les décisions politiques.