Depuis les débuts de la pensée économique moderne, la notion d’équilibre a toujours occupé une place centrale. Avec Adam Smith, père fondateur du libéralisme économique, cet équilibre émergeait d’une dynamique que l’on pourrait qualifier, en langage contemporain, de “win-lose”. Smith décrivait un monde où la main invisible du marché ajustait l’offre et la demande, permettant à chacun de poursuivre son intérêt personnel, quitte à ce que certains y gagnent plus que d’autres. L’idée était que, même si les intérêts individuels semblaient opposés, le résultat global aboutissait à une forme d’équilibre général. Pourtant, ce modèle ne garantissait pas que chaque acteur sortait gagnant de l’échange ; il suffisait que le marché fonctionne pour que l’équilibre soit atteint, souvent au prix de déséquilibres sociaux ou géopolitiques locaux.
Au XXe siècle, un tournant radical s’est opéré avec les travaux de John Nash. Sa contribution à la théorie des jeux a introduit une nouvelle manière de penser l’équilibre, plus fine, plus adaptée aux relations stratégiques entre acteurs rationnels. L’équilibre de Nash n’est pas simplement une intersection d’intérêts individuels, c’est une situation où aucun joueur n’a intérêt à changer de stratégie tant que les autres ne changent pas la leur. Cela ouvre la voie à des équilibres de type “win-win”, où chaque partie, en comprenant les contraintes et les intentions de l’autre, peut sortir gagnante de la négociation. C’est une révolution conceptuelle : le gain mutuel devient possible, voire souhaitable, dans un cadre de coopération rationnelle.
Mais ce paradigme a été mis à mal ces dernières années par certaines politiques économiques et commerciales, notamment sous l’administration Trump. Le choix de rétablir des barrières douanières importantes, notamment vis-à-vis de la Chine, partait de l’idée que les États-Unis étaient perdants dans les échanges commerciaux mondiaux et qu’il fallait renverser la table pour rétablir un prétendu équilibre. Or, en agissant de manière unilatérale, en imposant des taxes sur l’acier, l’aluminium ou encore les produits technologiques chinois, cette politique a déclenché une riposte équivalente. La Chine a taxé à son tour les produits américains, entraînant une chaîne de représailles commerciales à l’échelle mondiale. Le résultat n’a pas été un rééquilibrage mais une fragmentation du commerce international. Les prix ont augmenté, les chaînes d’approvisionnement ont été perturbées, les entreprises ont souffert de l’incertitude, et les consommateurs ont payé la facture.
Ce phénomène illustre parfaitement une dynamique “lose-lose”, où chaque acteur, en voulant défendre ses intérêts de manière agressive, finit par détériorer la situation générale. Contrairement à l’équilibre de Nash, cette logique échappe à la coopération et glisse vers la confrontation stérile. Dans un monde interconnecté, les représailles deviennent systémiques, et personne ne gagne à long terme.
Ce n’est pas la première fois que l’histoire économique sombre dans ce piège. Le mercantilisme des XVIe et XVIIe siècles, qui voyait le commerce international comme un jeu à somme nulle, a nourri rivalités, guerres et appauvrissement mutuel. Chaque pays cherchait à exporter plus qu’il n’importait, accumuler de l’or, et bloquer l’accès aux marchés étrangers. C’était, là encore, une politique “lose-lose”, où la peur de perdre empêchait toute possibilité de coopération.
C’est précisément pour sortir de ce cercle vicieux que les penseurs des Lumières, dont Adam Smith, ont promu une économie libérale fondée sur la liberté des échanges. Une économie qui, bien qu’imparfaite, a permis l’émergence d’un monde plus ouvert, plus intégré, où les relations économiques pouvaient être bénéfiques à tous. Le libéralisme économique, en ce sens, a remplacé une logique de domination par une logique d’échange, transformant peu à peu les conflits d’intérêts en partenariats potentiels.
Aujourd’hui, il est crucial de se souvenir de ces leçons. Le monde ne manque pas d’intérêts divergents, mais c’est justement dans la capacité à construire des équilibres “win-win” que se joue l’avenir des nations. Revenir à une logique de confrontation, c’est risquer de basculer dans un nouvel âge mercantiliste, fait de murs, de méfiance et de pertes partagées. L’histoire économique est claire : seul le compromis intelligent permet d’échapper aux impasses du “lose-lose”.