Par Roger Nab‘aa, philosophe libanais. Contributeur, 

La presse, les revues, les hommes politiques voire des écrits théoriques, quand ils veulent parler des tendances de domination chez certains acteurs étatiques, ne mentionnent que leur «volonté hégémonique». Ainsi, l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, dénonçait-il en 1991 «les ambitions d’hégémonie de l’Arabie saoudite … dans le Golfe persique et la Péninsule arabique, …».

Il en va de même du quotidien Libération qui s’interrogeait en 2011, au moment de la crise syrienne: «Dans quelle mesure le conflit syrien constitue-t-il un enjeu de la lutte hégémonique entre les puissances régionales», ou L’Orient-Le Jour qui, en 1975, dénonçait au moment de sa gloire, «la mainmise hégémonique de la Syrie sur le Liban», ou de Matthieu Rey qui, enquêtant en 2020 sur les vicissitudes de la politique des États-Unis au Proche/Moyen-Orient, intitulait son étude: «Une région pour les autres: les vertiges de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient», ou enfin, pour clore cet inventaire à la Prévert, de Mougel et Pacteau qui intitulaient le Chapitre IV de leur ouvrage : «L’hégémonie européenne (1870-1890)».

De ces usages, on retiendra surtout leur mésusage, le mot étant indifféremment appliqué à des États aussi divers que différents quant à leur «nature», leur puissance ou leur (sous)développement que les États-Unis, les États européens, l’Arabie saoudite ou la Syrie.

Il semble dès lors qu’hégémonie rime, dans ces mésusages avec domination. Or il y a domination et domination et toutes ne ressortent pas de la même … domination. Ainsi en arabe Ibn Khaldūn pour parler de domination dans sa Muqaddima, recourt à «ghalaba» qu’impose une ‘açabiyya -avec pour corollaire «mustatbâ‘» pour le/s dominé/s-, qui nous semble mieux convenir aux États non-modernes comme l’Arabie saoudite ou la Syrie pendant qu’hégémonie s’accorderait davantage aux États modernes comme les États-Unis ou les États européens.

Si donc «hégémonie» et «ghalaba» dénotent toutes deux «domination», elles ne connotent toutefois pas les mêmes éléments de sens qui aboutissent à des sens qui n’évoquent plus le même sens ni ne réfèrent à la même réalité.

Puissance, hégémonie et ghalaba

Hégémonie vient en droite ligne d’hégémon qui fut le titre que la Ligue de Délos attribua à Athènes, au Ve siècle av. JC., quand elle lui confia le commandement et la direction de la guerre (les Guerres médiques) qu’elle menait contre la Perse. Cette séquence de Délos recèle déjà l’ingrédient de base qui servira, au moment de la montée en puissance de l’Europe, vers les débuts du XVIIIe siècle, à qualifier le sens moderne d’hégémonie, à savoir, la «puissance» et partant le commandement et la direction.

Quant à la puissance, ça tombe sous le sens qu’une hégémonie ne peut s’établir en l’absence d’une puissance transcendante, capable de prendre en charge les décisions de régulation politique, économique, cultuelle, juridique, … qui s’imposent quand il le faut pour maintenir l’ordre qu’elle instaure. C’est qu’hégémonie suppose un bloc a deux pôles: un pôle hégémonique, central qui exerce une attraction, un rayonnement, et un pôle «hégémonisé», les États alliés ou amis qui gravitent autour; mais relation asymétrique, le pôle hégémonique jouit d’une prédominance décisive dans les domaines de la vie politique, économique, technologique, militaire, idéologique, …, et s’impose aux autres pour modifier leur volonté.

Mais sa charge ne s’épuise pas dans le seul commandement. Ayant à construire un bloc d’alliances solides, l’hégémon doit être à même de subsumer le divers et le particulier des acteurs inclus dans la sphère de son hégémonie, intégrer leurs intérêts dans des considérations plus larges et une vision stratégique opérationnelle, bref, assurer la convergence du disparate de sorte que les intérêts de chacun entrent en symbiose avec les intérêts de tous. Ainsi, et quoique parfois divergents, les intérêts des uns et des autres se retrouvent néanmoins derrière des enjeux communs au bloc hégémonique sous la houlette de l’hégémon qui constitue la clé de voûte d’un système d’alliances: l’élément unique qui, de par sa seule présence et ses seules caractéristiques intrinsèques, maintient la cohésion des multiples éléments qui l’entourent.

Du coup, la légitimité de l’hégémon s’assure auprès des hégémonisés du fait qu’il réussit à subsumer leurs intérêts particuliers dans l’intérêt général du bloc, leur faisant bénéficier, du coup, les retombés positives de sa domination tout en tenant compte de leur liberté ou de leur autonomie.

Or, si dans les deux cas de l’hégémonie et de la ghalaba, on parle indifféremment de «puissance», ce n’est donc pas la même chose que l’on désigne; d’autant que la puissance de la ghalaba s’ouvre et seulement sur la seule idée de force qu’elle contient.

Un État exerce sa ghalaba sur un autre (ou d’autres), lorsque le dominé (al-mustatba‘) doit nécessairement prendre en compte ce que fait le dominant (al-ghâlib) pendant que ce dernier n’accorde aucun souci à ce que fait celui qu’il domine. En ce sens, la puissance de la ghalaba peut s’analyser en termes de pouvoir impérial, dans la mesure où le pays dominant reproduit sa dominance sans avoir à prendre en compte les intérêts du dominé.

Contrairement à celle de la ghalaba, la puissance hégémonique s’exerce, elle, de façon plus subtile, autrement qu’en termes vectoriels de contrainte forcée et de coercition dès lors qu’elle est appelée à se déplacer d’une forme de domination hiérarchique (cas de la ghalaba) à une forme de domination systémique, laquelle accorde aux hégémonisés de jouir d’une liberté de choix entre différentes politiques pourvu qu’elles s’inscrivent dans la stratégie de l’hégémon.

Néanmoins, si la puissance est une condition nécessaire à l’hégémonie, elle n’en est pas la condition suffisante, dès lors qu’à elle seule, elle qualifie, comme vecteur de domination, tout autant l’hégémonie que la ghalaba.

Hégémonie et ghalaba, idéologie et violence

La Ligue de Délos qui nous a fourni le premier ingrédient de l’hégémonie nous permettra d’en extraire le second. En effet, et parallèlement aux différentes raisons qui furent déterminantes dans la révolte des Cités grecques contre la Perse, il semble qu’il ne faille pas mésestimer ni ignorer le facteur culturel/idéologique tout aussi déterminant. Si c’est un anachronisme de parler, en l’occurrence, de révolte induite par le réveil d’une « conscience nationale » contre la Perse, ces Cités avaient néanmoins en partage des valeurs communes et étaient en souci d’une certaine communauté d’intérêts.

Quand bien même elle ne jouerait plus de rôle militaire a l’issue des Guerres médiques, les Cités grecques restèrent unies au sein de la Ligue qui conservait un rôle religieux, culturel et politique à travers une amphictyonie, laquelle, facilitant leurs échanges, devait contribuer à pérenniser les «charmes» de leur civilisation, précisément leur langue, leur religion, leurs coutumes et surtout prémunissait leur culture politique, contre Darius qui s’appuyait dans l’étendue de son empire, sur des tyrans (les satrapes), pendant que les Cités grecques supportant très mal la tyrannie, préféraient « se gouverner par elles-mêmes».

Mais l’idéologie dans le bloc hégémonique, n’a pas pour seul attribut de forger un «Nous» collectivement solidaire face à un «Eux» a s’assujettir ou a combattre. Il y de cela évidemment, mais il n’y a pas que cela. Cette communauté de valeurs, parce que librement partagée, a pour conséquence «naturelle» pour ainsi dire, d’évacuer le risque de violence entre les sujets de la même sphère hégémonique.

Si comme toute forme de domination, hégémonie et ghalaba font appel à la violence, la violence qui s’exerce ici ou là ne se définit pas de la même manière, n’a pas le même modus operandi ni ne met en jeu les mêmes enjeux. Ces deux formes en question, entrelacées par leur homonymie, devraient, nous semble-t-il, être dénoués à partir, notamment, de la place et du rôle de l’idéologie dans chacune de ces figures de domination et, quant à la ghalaba, sans perdre de vue la question centrale que la ‘açabiyya, a ses fondements, elle constitue toujours – quoique sous des formes renouvelées – le principe organisateur des relations anthropolitiques dans nos contrées, différentes de ceux induites par l’hégémonie.

Si toute domination pour s’inscrire dans la durée suppose «supériorité» à la fois objective et perçue comme telle par ses dominés, ce qui distingue, en regard de notre propos, l’hégémonie de la ghalaba c’est le «Comment chacune d’elles obtient de la part de ceux qui sont voués à s’assujettir, le “librement consenti” dans le cas de l’hégémonie, la soumission dans celui de la ghalaba ?».

Et effectivement, si toute domination s’impose ab origine par la violence, la domination de type hégémonique, ne se reproduit pas dans la durée en ne faisant appel qu’à la seule violence. Pour que la «supériorité» qui la fonde soit perçue telle par ses destinataires il lui a fallu s’inventer des relais destinés à les «assujettir» sans avoir besoin de recourir toujours à la violence.

Aussi, pour survivre à sa fondation, sécrète-t-elle une «idéologie» – un «Grand discours» – dont le rôle est précisément de gagner «la bataille des cœurs et des idées» pour la «conquête des esprits»… victoire nécessaire pour s’imposer, autrement dit pour se faire accepter grâce à sa valeur «pacifique», à tout le moins sans violence brutale ce qui n’exclut pas le violence douce. En découlent les conditions d’emploi de la violence brutale (ou guerrière) qui n’intervient qu’à l’occasion, et seulement, quand l’idéologie échoue dans sa tâche à soumettre, et que l’insoumission risque de l’emporter. Il appert donc que l’idéologie dans l’hégémonie – dans la mesure où elle s’entend comme capacité normalisatrice de la domination au travers d’un consensus qui s’engendre en consentement -, est centrale pour éviter le recours à la force brutale.

Au contraire de la domination de type hégémonique, la domination dans la ghalaba en terre d’islam, n’étant pas relayée ou médiatisée par une idéologie type Grand discours, mais par une idéologie «naturaliste», modalisée par les rapports de parenté (‘açabiyya /esprit de corps, parentèle et nasab/généalogie) – qui s’est exprimée voire codifiée, à travers les métaphores du corps humain -, se fait par la contrainte («bil- Qahr», dit Ibn Khaldûn) et ne peut donc pas faire l’économie de la violence brutale pour s’imposer comme tel et établir sa domination.

S’apparaissant comme une «donnée» si «immédiate» du «sens naturel», parenté et généalogie ont défié toute tentative de se narrativiser en un récit ou de se concevoir en un discours pour s’y réfléchir pleinement en concept.

Par contre, si la puissance de l’hégémon ne s’exerce pas sous l’espèce de la force contraignante, c’est parce qu’elle s’exerce en termes d’influence et de persuasion, l’hégémon étant alors celui qui est en mesure d’«influencer» les stratégies des hégémonisés, de les infléchir en «manipulant» le système de manière à persuader les autres acteurs que l’ordre dominant, celui de l’hégémon, est légitime et qu’il vaut la peine qu’on y adhère et qu’on le défende. Ainsi donc, et par l’intermédiaire de cette idéologie partagée et librement consentie (influence/persuasion), l’hégémonie repose sur la capacité à «faire admettre» aux autres et à les «faire participer» à la mise en œuvre des orientations qu’il impulse au système.

Quant à la ghalaba, on retiendra, en raison de leur pertinence, deux effets majeurs de ce défaut de médiation discursive qui s’adresse à l’Autre de la parentèle :

  • La violence (en fait la force guerrière) qui s’exerce pour conquérir la ghalaba ne s’exerce pas occasionnellement comme dans le type hégémonique, mais elle lui est originaire : elle sourd du modus operandi de la ghalaba elle-même, contrainte qu’elle est de se conquérir à nu d’idées, sans autre médiation que la «nature des choses». La violence est aux commencements de la ghalaba et dans ses recommencements.
  • Pour efficace que soit cette idéologie naturalisée, il reste qu’elle n’est pas ni peut être universelle. Particulière et particularisée, son champ d’exercice et l’action de son pouvoir restent limités à ses seuls destinataires «naturels» : les membres de la lignée auxquels, délimitant leur «Nous», elle s’adresse exclusivement.

On le comprend fort bien, car comment obtenir le consentement de quelqu’un («Eux») par un discours qui ne le concerne ni ne l’affecte en quoique que ce soit n’étant pas lui-même un des «Nous», un membre de la parentèle concernée?

Certes le domaine d’exercice de la ghalaba a pu s’élargir au-delà de la ‘açabiyya proprement dite pour embrasser la parenté d’alliance (famille de la femme: «silatu-l-arhām », (Ibn Khaldûn) ou même encore plus largement, la clientèle (muwāli/muwālāt, ou autres mustattba‘ūn), mais pour élargi qu’il soit, elle n’a jamais excédé le « cercle de la parenté» qui, quand bien même élargi, relève toujours du privé et a d’ailleurs toujours été géré comme tel, selon le régime patrimonial.

Par défaut donc d’une idéologie universellement exprimable en récit ou discours, la ghalaba d’une ‘açabiyya n’a pu fonder qu’une ‘açabiyya, elle n’a pu fonder un «Mulk» (Ibn Khaldûn), un Pouvoir/Etat Central ou un Empire. Il lui a fallu pour ce faire autre chose qui n’appartient pas en propre à la ‘açabiyya, mais à l’Islam où la «da‘wa»  a rempli la vacance de l’adresse à l’Autre qu’avait occultée le «discours» de la ‘açabiyya : c’est toujours au nom de l’Islam et non d’une généalogie pour prestigieuse qu’elle soit, que fut lancé l’appel à fonder le mulk (les/l’empire/s musulman/s). Certes, c’est toujours telle ou telle famille (et sa ‘açabiyya) qui se lance à la conquête du mulk, mais elle s’y lance au nom de l’Islam, d’une «da‘wa», et non de sa lignée. C’est par l’intermédiaire de l’islam que l’on est passé d’un discours naturel et particularisé à un discours transcendant et universel.

Changement d’époque, changement de concepts.

Quand l’empire – comme à l’époque des empires musulmans – se concevaient comme empire territorial, et donc en termes de conquêtes territoriales, ghalaba convenait fort bien pour designer la domination puisque l’empire alors se souciait des territoires conquis plutôt que des autochtones qui en faisaient la population;

Mais quand changeant de perspective, le capitalisme de marché l’emportant sur le reste, l’empire impérial s’est soucié des autochtones plutôt que des territoires à conquérir, point n’était plus besoin de conquérir des territoires mais et seulement les autochtones/consommateurs qui les peuplaient. Ghalaba céda alors le pas à hégémonie qui, de par son idéologie «universelle» (sic), était mieux à même de conquérir les esprits.

Pour aller plus loin :

ILLUSTRATION

La Bataille de San Romano – Paolo Uccello

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