« Nous surprenons la vie. La mort nous surprend en pleine surprise », écrivit Salah Stétié.
Lui, le diplomate libanais né à Beyrouth, l’essayiste et l’écrivain franco-libanais.
Lui, l’archet d’une poésie française engagée, celui qui par des mots a tracé et érigé des ponts vers d’autres mondes ; celui qui dévoile ses pensées par sa plume ; celui qui convie toutes les cultures à travers ses traversées des rives tissant des voiles à l’horizon entre Orient et Occident.

Longtemps, nous nous sommes habitués à le croiser dans les prestigieuses salles de conférences parisiennes, dans des hauts lieux culturels ou ailleurs, entre autres, à la brasserie Lipp de Saint Germain. https://www.brasserielipp.fr/

Lui qu’on écoutait passionnément, qui dialoguait avec nous à travers plume et micro, qui nous faisait partager ses pensées et ses écrits généreusement, il fut pour cette nuit funèbre du 20 mai 2020, le sujet d’annonces et de faire-part de décès.

Le bilan d’une vie, surtout celle de Salah Stétié, itinérant du songe et de l’action, ne se résume pas en quelques lignes. Mais quels mots choisir en guise d’adieu, en hommage à ce colosse du monde diplomatique, culturel, artistique et poétique ?

Grandioses sont ses chefs d’œuvres. Imposante est la place qu’il a occupée et qu’il occupera toujours, dans nos pensées, à travers ses œuvres. Salah Stétié s’en est allé ailleurs nous léguant une richesse inestimable de plus de 250 ouvrages, manuscrits, peintures, dessins, photographies et sculptures exposés au musée Paul Valéry à Sète. http://(https://salahstetie.net/)

Consciente de la multitude des articles qui parleront de son décès et de son parcours, je fais le choix de lui rendre hommage, à ma manière, à travers quelques extraits de ses propres mots (entretiens, écrits, citations, …), comme une lettre d’adieu, post-mortem, qui nous est destinée, afin de mieux partager avec vous un peu de ses récits au fil des années …

Lettre post-mortem à mes ami.e.s,

Est-ce que ma vie vous intéresse ? Elle devrait vous intéresser parce que c’est la vôtre !

J’ai passé trente ou quarante ans de ma vie à résoudre avec mes faibles moyens quelques-uns des problèmes les plus aigus de notre monde. Nous surprenons la vie, la mort nous surprend en pleine surprise. On ne sait jamais à quel moment le gué devient précipice.

Avant et après l’oubli, il y a un long crépuscule qui est la vie. La vie est le seul médicament puissant contre la mort. Et comme tous les puissants médicaments, par effet secondaire, elle tue. La vie n’est plus qu’un dernier verre avec de l’eau à demi-bue et le reste est pour le somnifère. Il faut profiter du dernier rebond de lumière avant la nuit. Car la mort, la maladie (diabète, cancer, hernie) rôdent : je reste ici avec les mains ouvertes.

C’est au-delà de la fin que tout commence. Je crois au retour des saisons et à la pérennité des cycles. Les mots rôdent autour de nous, cherchant leur propre sens et la parole se remet à briller selon une gloire douce qui lui est propre.

J’ai toujours pratiqué le dialogue avec chacun, par amour de sa vérité. La paix, je la demande à ceux qui peuvent la donner comme si elle était leur propriété, leur chose. Elle qui n’est pas colombe, qui n’est pas tourterelle à nous ravir, mais simple objet du cœur régulier.

Un mot ne m’a jamais quitté, le mot brûlure. J’ai vécu dans une espèce d’ambiguïté où le non contenait le oui, le oui le non et où l’herbe qui est de lieu de la remontée de la vie vers le soleil est aussi le lieu de la terre où sont tous nos morts.

Le Liban est mon pays natal : c’est là que pour la première fois je suis entré en contact avec la lumière, les formes de la vie, leur beauté, la première intelligence du monde. En outre, le Liban se trouve être, installé entre montagne et Méditerranée, un pays richement doté par la nature. C’est vrai que la terre natale est native : elle est créatrice et, dans le cas de mon pays, elle est terre et mer à la fois.

Dans les années 50 et 60 […] je me suis mis en tête, avec une ferveur comme adolescente, de donner au Liban – un Liban toujours un peu phénicien, levantin, sceptique et calculateur – sa véritable place dans les cultures de l’Orient : « la première ». 

Ayant par la suite pratiqué un métier d’exil (diplomate et ambassadeur), je suis souvent revenu par l’esprit, le cœur et la mémoire à ce pays d’enfance, le Liban, bientôt terriblement livré aux démons de la destruction et de la mort du fait de la guerre civile.

Mais le paradis de l’enfance, au-delà de l’assassinat quotidien de mon pays, restait préservé et, de lui, me parvenaient des signes et des souffles, donc, nécessairement, des messages poétiques. Mon enfance étant mélangée au Liban, je dois au Liban, clair ou sombre, une part considérable de mon paysage poétique le plus intime.

J’aurai été l’ambassadeur d’un incendie. Diplomate pendant une quarantaine d’années et missionnaire d’un Liban mangé par les flammes de la guerre civile […] cela n’a pas été facile pour moi. 

Le Liban est un casse-tête dont aucune tête jusqu’ici n’a réussi à réduire les aspérités. Et même les voisins du Liban qui s’y sont employés, ont fini, sinon par véritablement démissionner de cet emploi, du moins par s’accorder un peu de répit en mettant en veilleuse pour quelque temps leur pouvoir de nuisance. 


Pourquoi mon père voulait-il que je fasse de si bonnes études en français ? Parce que lui-même, outre l’arabe, avait étudié à la perfection la langue turque en espérant accéder à une carrière dans l’administration ottomane et que, ses diplômes obtenus, la France était venue s’installer au Levant, réduisant à néant ses rêves de promotion sociale. C’est ainsi que je deviendrai un jour un écrivain de langue française : parce que Mahmoud Stétié, mon géniteur, avait, d’une certaine façon, raté sa vie ! 

Le français dans lequel j’ai écrit toute mon œuvre est une langue aimée dès l’enfance et choisie dès la montée en moi de la conscience littéraire et philosophique. La langue française a des pouvoirs inouïs de transparence et qu’il y a transparence et lumière même dans l’obscurité, la lumière du puits obscur où l’on jette une torche pour voir.

Quant à la poésie, elle est la parole de la parole. Elle est à la pointe du langage, cette énergie qui refait notre vocabulaire et le place en situation de récréation vitale. C’est un outre-dit, une expérience qui poursuit un objectif. La poésie est réponse à une question qui ne fut pas posée. Il faut inventer, réinventer la transparence comme une fenêtre ouverte pour respirer.

La poésie est ainsi délaissée. Mais je pense qu’elle resurgira de sa retraite le moment venu parce que les êtres humains ont besoin d’elle pour voir à nouveau le monde, vivre vraiment leur vie, et enfin respirer. Il y aura une aube nouvelle pour la parole de poésie, ce cante jondo, ce chant profond.

Déshabités et perdus de nostalgie, tous attendent la colombe de l’Arche. Chacun de sa larme secrète, arrose une fleur connue de lui seul. Le poète est fait pour faire des poèmes, un pommier ne fera jamais de cerises. Les écrivains moindres écrivent face aux autres, les plus grands contres eux-mêmes. Les chercheurs de solide sont des possédants, les chercheurs de fluide sont des poètes.

Toutes ces chambres en soi-même qu’on n’habitera jamais, dont on n’aura jamais eu la clé. Le sens n’est nulle part, nous le traçons avec de la fumée et le vent n’est jamais loin. Il y a dans l’univers une immense quantité de non-pensé et de non-songé. Dont, en attendant qu’ils changent de statut, se forment les nuages. L’éclair ne révèle qu’à ceux qui veillent. Nos hasards s’inscrivent dans nos nécessités.

Remettons l’ordre partout où la vie a failli, à coups de marguerites, le détraquer. Ce long silence qui s’installe sur les choses, sur chaque objet, sur la peau heureuse des lèvres, Quand tout semble couler de source comme rivière dans un monde qui n’est pas bloqué, qui est même un peu ivre, qui va et vient, et qui respire… Avançons avec des pieds d’éveil sur des pavés d’oubli.

Mon apaisement, ô mes frères, est dans l’isolement car mon Aimé pour moi se fait Toute-Présence… A mon amour pour Lui je ne vois pas de substitut. Vécu au sein de la multitude, cet Amour est ma dure épreuve. Mon apparence est amicale à l’égard de mes hôtes, mais dans mon âme c’est mon Amour qui Seul réside.

Nul amant n’est de mon Amant l’égal et dans mon cœur il n’est place que pour Lui. Mon Amoureux se dérobe à ma vue, se cache, mais au profond de ma conscience Il surgit !

Que tous ces moments de mémoire viennent à vous avec un bouquet de violettes ! Vous vous rappellerez alors les matinées de la rosée, l’odeur de l’eau et les fumées de l’aube sur la lune.

Adieu !

Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

1 COMMENTAIRE

  1. Je salue la mémoire d’un immense poète, écrivain et ancien diplomate libanais Salah Stétié

    J’exprime mes sincères et profondes condoléances au peuple libanais et aux proches de Salah Stétié.

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