Etienne Dignat, Sciences Po – USPC

Le 17 mars 2020, face à la multiplication des cas graves de patients atteints du coronavirus, la Fédération hospitalière de France caractérisait la saturation de certains services de réanimation en parlant de « médecine de guerre ». Dans un contexte marqué par l’urgence et la limitation des ressources, l’expression renvoie à la nécessité d’opérer des sacrifices si tous les malades ne peuvent être soignés. Le même jour, un document intitulé « Priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie » était justement présenté à la Direction générale de la Santé afin de guider les médecins dans leurs choix. En Italie, en Belgique, en Angleterre, en Espagne ou encore aux États-Unis, les réflexions similaires abondent par précaution.

C’est en effet à la responsabilité des soignants qu’est traditionnellement associé le triage, perçu comme un dilemme relevant de l’éthique médicale au sens plein du terme. Il est toutefois nécessaire de rappeler que cette grille d’analyse ne saurait être exclusive quand les nations sont confrontées à une épidémie de cette ampleur. Parce que cette crise est un phénomène « total », la pratique, située en bout de chaîne, doit être replacée dans le contexte d’une responsabilité collective. L’acceptation démocratique de ces choix tragiques ne peut se faire qu’au prix d’une compréhension générale des enjeux. À ce titre, ils deviennent un problème de « justice distributive » mettant en conflit, au sein de tous les pays, plusieurs paradigmes concurrents.

Une pratique polymorphe

Le triage médical est une pratique polymorphe. Premièrement, sous la forme du « triage médical d’urgence », il s’effectue quotidiennement dans tous les hôpitaux. Des besoins très différents sont évalués pour réguler au mieux l’accès aux soins dans le temps sans mettre en péril la vie des patients, et le rationnement des ressources, quand il existe, est pensé comme une exception. Parallèlement, les équipes de réanimation possèdent leurs propres critères d’éligibilité. Elles distinguent entre les patients pour lesquels tout acte de soin est d’ores et déjà inutile, ceux qui peuvent seulement supporter une partie du traitement et ceux pour lesquels il est possible de tout mettre en œuvre.

Deuxièmement, le « triage de catastrophe » se distingue par sa rareté et le fait qu’il assume par nature la contrainte de ne pouvoir sauver tous les patients en mesure d’être soignés. Il caractérise notamment les situations de « guerre » ou post-attentats. Le degré de gravité des blessures et les chances de survie sont ici évalués pour éviter les morts « précoces » qui surviennent juste après le drame.

Troisièmement, la crise actuelle se présente comme un dépassement de ce cadre. Comme l’indique Emmanuel Hirsch :

« La situation n’a rien à voir directement avec une “médecine des catastrophes”. La mobilisation à la suite d’un acte terroriste est circonstanciée, les dispositifs poussent au maximum les capacités mises en œuvre dans le cadre de plans déjà expérimentés. »

Si la temporalité et l’ampleur du défi semblent inédites, le passage de l’évaluation compassionnelle du patient selon ses besoins à l’inscription rationnelle de son cas au sein d’un équilibre collectif indexé sur les ressources disponibles est entériné. À ce titre, les critères des équipes de réanimation perdurent mais sont pensés dans la gestion d’un nombre plus important de cas. Alors qu’aujourd’hui seules les personnes incapables de supporter la réanimation sont exclues par le tri, une sélection entre des patients pour lesquels celle-ci serait utile est désormais envisagée.


À lire aussi : Coronavirus et triage de catastrophe : faudra-t-il choisir qui sauver et qui laisser mourir ?


Face au Covid-19, le triage médical est nécessairement un enjeu politique

Dans ce contexte, il est essentiel de dépasser l’idée que le tri des patients, parce qu’il se déroule dans le huis clos médical, serait dépourvu de toute dimension politique. La tâche à venir pour les médecins est connue et suscite des questions légitimes de la part de citoyens. La solidarité nationale, donnée essentielle qui repose notamment sur l’égalité supposée entre les individus, l’attachement à la vie humaine et l’exigence de transparence, est mise au défi.

Pour être accepté, le tri doit par conséquent être le plus juste possible et renouer avec sa promesse originelle. Fondé sur les valeurs de l’égalité, rejetant les déterminants sociaux qui favorisent les injustices, le triage médical comporte théoriquement une dimension démocratique. Or, alors que le passage à la pratique fait craindre la permanence de structures de domination – origine, classe sociale – et témoigne d’une absence de consensus quant aux critères à retenir, le politique devient le garant du fonctionnement d’un système que la crise va éprouver et dont il sera également comptable en termes de résultats. Au cœur de diverses traditions nationales, il fait figure d’arbitre ultime de la hiérarchisation des valeurs qui doivent guider la gestion de cette crise, comprise comme un enjeu de santé publique.

Lors de son passage à l’émission Le Grand Jury sur RTL le 22 mars dernier, le ministre de la Santé a dit « ne pas pouvoir exclure » un tri des patients.

Sauver le plus grand nombre ? Le pari utilitariste

À l’image d’autres questions de justice distributive, la répartition des biens de santé est ainsi traversée par une tension entre l’utilitarisme et l’égalitarisme compris dans un sens large, c’est-à-dire entre la volonté de privilégier l’intérêt du plus grand nombre et celle de traiter tous les individus de manière équitable ou égale.

La vocation utilitariste est traditionnellement associée au triage médical en ce qu’il a souvent pour but explicite de favoriser une efficacité indexée sur la préservation du plus grand nombre de vies. C’est d’ailleurs l’esprit du texte remis à la Direction générale de la Santé le 17 mars. Celui-ci incite à l’utilisation du « score de fragilité », un indicateur qui classe les individus selon leur état de santé préalable et l’évolution attendue après leur contamination par le Covid-19. Le message implicite est clair : il convient de privilégier les patients présentant les meilleures chances de survie.

Cette conception purement « arithmétique » des vies sauvées a néanmoins ses limites et se trouve parfois complétée par une logique « qualitative » qui prend en compte d’autres paramètres. Plusieurs exemples, de nature hypothétique, permettent d’illustrer l’intérêt de cette démarche et le fait qu’aucun critère ne saurait être incontesté : choisirait-on réellement de privilégier une personne de 75 ans avec 40 % de chances de survie au détriment d’une personne de 30 ans qui, en raison de facteurs de comorbidité, n’en possèdent que 30 % ? En outre, les « années sauvées » ne constituent-elles pas un critère pertinent qui justifierait de traiter en priorité une personne de 20 ans dotée d’une soixantaine d’années d’espérance de vie moyenne en “bonne santé”, contre trois personnes de 80 ans et dotées respectivement de cinq années, soit quinze au total ?

Selon le modèle de l’indice QALY (quality-adjusted life year), les personnes les plus âgées bénéficient par d’exemple d’un score souvent plus faible et sont considérées comme moins prioritaires que d’autres individus qui requièrent moins de soins dans l’absolu. Cette approche est notamment développée en Angleterre dans des contextes non épidémiques et pour des raisons économiques (coûts – bénéfices). Il n’est ainsi pas rare de voir naître la polémique dans le pays quand un patient en stade terminal se voit refuser l’accès à un protocole de soins qui lui permettrait un « sursis ». Le coût de la démarche n’est alors pas jugé « acceptable » en comparaison avec une utilisation alternative de la même ressource – y compris pour des actes moins urgents.

La permanence de l’aspiration égalitaire

Cet écart entre la situation critique des individus et la hiérarchisation en termes de priorité – assimilant la justice à la capacité de maximiser à la fois les chances de survie du plus grand nombre et la qualité de ces années sauvées – engendre diverses critiques qui empruntent respectivement aux notions d’équité et d’égalité. La première affirme, dans une optique proche du triage médical d’urgence, la primauté des malades les plus gravement atteints. Elle renoue avec les manifestations originelles de la pratique du tri qui insistaient plus sur l’exigence d’équité que sur celle de maximisation des ressources. C’est ainsi que Dominique Jean Larrey, chirurgien en chef de l’armée napoléonienne, fondait son tri uniquement sur la sévérité de la blessure et estimait que la justice consiste à soigner prioritairement ceux qui en ont le plus besoin à l’instant T.

La seconde critique se réclame du principe d’égal accès au traitement. De ce point de vue, le triage devrait restaurer l’égalité stricte entre les personnes dans l’accès aux ressources. Excluant par exemple le facteur discriminant de l’âge, la logique se fonde cette fois sur une perspective individuelle et se trouve justifiée par le fait que chaque personne valorise à parts égales sa vie. Dès lors, quand on doit choisir malgré tout, une prédilection est donnée aux critères perçus comme étant les plus neutres (tirage au sort, « premier arrivé, premier servi »).

Sans souscrire à ces raisonnements alternatifs dont la justesse est discutable, ces réticences ont le mérite de nous obliger à préciser la teneur de l’option utilitariste si elle devait se manifester dans des cas extrêmes. La maximisation de l’intérêt du plus grand nombre n’est pas incompatible avec certaines aspirations égalitaires. C’est ainsi que les origines n’ont aucune influence sur les choix menés ou qu’aucun patient déjà sous respiration artificielle avec des chances raisonnables de survie ne sera “débranché” au profit d’une autre personne qui bénéficie d’un pronostic encore meilleur. Quant à l’âge avancé, il ne doit pas être perçu comme un critère de discrimination sociale mais comme une variable du diagnostic médical. Il est vrai que certains patients très âgés ne sont pas en mesure de supporter la réanimation en elle-même et que le tri déjà pratiqué trouve ici une forme de logique. Ainsi comprise, la pratique bénéficie d’une légitimité accrue en ce qu’elle témoigne de sa prise en compte de valeurs cardinales au sein des sociétés et ne se résume pas à l’application de critères bruts de discrimination.

Rendre le triage acceptable démocratiquement

Plusieurs écueils perdurent néanmoins pour rendre le tri acceptable démocratiquement. Tout d’abord, gardons à l’esprit que les modèles n’épuiseront pas la diversité du réel. Les praticiens resteront confrontés à ce sentiment de solitude face à certains cas d’exception quand, pour les proches des malades, toute mort restera inacceptable.

Ensuite, un effort politique est à mener pour susciter une concorde la plus large possible et préserver le corps médical. La prise de parole de l’exécutif, incarnation de la souveraineté démocratique, peut ainsi être un outil de légitimation du triage. Elle doit également rappeler que le respect de la dignité des patients est impératif en toutes circonstances, et ce jusqu’à l’accompagnement en soins palliatifs.

Enfin, pour limiter les dommages futurs, la réflexion sur la justice distributive doit être élargie. Une pensée utilitariste encore plus poussée pourrait par exemple insister sur l’« utilité sociale » des soignants – combien de vies sont-elles sauvées quand nous préservons la santé et l’activité d’un médecin ? – et viserait à leur protection en amont (prévention des risques) et en aval (soins). Il semblerait alors indispensable de repenser l’allocation des biens nécessaires à l’action efficace de ce personnel, à l’image des tests de dépistage et des masques de protection. Dans ce cas comme ailleurs, les manques sont le produit de choix politiques globaux, effectués en amont, et qui créent les conditions d’une rareté dont nous payons à présent collectivement le prix.The Conversation

Etienne Dignat, Doctorant en théorie politique, Sciences Po – USPC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Un commentaire?