«Le choix n’est certainement pas la même chose que le souhait, bien qu’il en soit visiblement fort voisin. Il n’y a pas de choix, en effet, des choses impossibles, et si on prétendait faire porter son choix sur elles, on passerait pour insensé ; au contraire, il peut y avoir souhait des choses impossibles, par exemple de l’immortalité.

(…) le souhait peut porter sur des choses qu’on ne saurait d’aucune manière mener à bonne fin par soi-même, (…) ; au contraire, le choixne s’exerce jamais sur de pareilles choses, mais seulement sur celles qu’on pense pouvoir produire par ses propres moyens. » Aristote, Éthique a Nicomaque. [SPN]

Un peu de logique avant que d’entrer en politique, sinon à se condamner à ne pas comprendre mon propos.

Si le possible est ce qui peut être et donc a des chances de se produire, l’impossible est ce qui ne peut être et donc n’a aucune chancede se produire. Mais si l’impossible est ce qui ne peut être, l’improbable est ce qui, pouvant être, a néanmoins fort peu de chance d’être, de se produire ou se réaliser, ambiguïté de l’improbable qui tout en pouvant être risque de ne jamais l’être !

Or la question, éminemment politique, évidement, de la neutralité du Liban, avant que d’être politique relève d’abord de la logique, car avant que de vouloir un Liban neutre, encore faut-il se poser la question de savoir s’il a la possibilité de l’être ; et si, ayant la possibilité, il en a les moyens ce qui pose la question de sa probabilité. En termes d’Aristote, la « neutralité » du Liban relève-t-elle du choix, à portée de mains, ou du souhait, hors de portée ?

Dans le contexte de difficile chaos qui travaille la région, la « neutralité » serait-elle, aux yeux des Libanais toutes tendances et confessions confondues, un choix, et comme tel, à valeur unificatrice, acceptée par tous ? Ou bien alors n’est-elle que le souhait d’unepartie des Libanais qui, à ce titre, devrait se dresser contre la partie qui n’en veut pas ?

1 – Un détour par la Suisse

Avant que de s’interroger sur la question de la neutralité libanaise, le détour par la Suisse, pays par excellence de la neutralité, s’impose, car c’est à la lumière des ‘ibar [1] qu’on peut en tirer que je m’interrogerai sur la question de la neutralité du Liban.

Pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648) [2], la Suisse réussit à rester neutre, mais pour la sauvegarder, elle a dû mobiliser 36 000 hommes, créant ainsi et le concept de «neutralité armée» et la première ébauche de ce qui deviendra, après la Révolution française, une «armée nationale». Ce n’est qu’à l’issue de cette Guerre que la neutralité de la Suisse fut reconnue par les traités de Westphalie (1648) qui mirent un terme à la guerre de Trente Ans.

Esquissée lors des traités de Westphalie (1648), ce n’est que lors du Congrès de Vienne de 1815 [3], à la fin des guerres napoléoniennes, que les grandes puissances de l’Europe ont reconnu la neutralité de la Suisse, « comme facteur d’équilibre et de paix ».

Bien qu’au préalable Napoléon Bonaparte eût imposé aux Suisses de s’enrôler dans ses troupes lors de la campagne de Russie de (1812), après sa défaite à Leipzig (1813), la Suisse proclama à nouveau sa neutralité et l’inviolabilité de son territoire, que lui reconnurent le traité de Paris de 1815, et que consacra solennellement le Congrès de Vienne (1815).

Quand bien même entourée par les deux camps belligérants, la Suisse réussit, pendant la Première Guerre mondiale, à reconduire sa neutralité, reconduite aussi lors de la Deuxième Guerre mondiale. Mais lorsque Hitler affichat son intention de l’envahir, le gouvernement suisse, prenant au sérieux la menace, décida de renforcer son armée en la modernisant et commença de se préparer à la guerre.

Certes, Hitler n’a jamais ordonné d’envahir la Suisse. Peu importe les raisons car là, en regard de notre propos, n’est pas l’essentiel qui, lui, réside dans le fait que la Suisse se donna les moyens de parer la menace qui pointait.

Quelles leçons peut-on tirer de ce détour par la Suisse ? La première est que la neutralité ne devient un choix traduisible en politique que si, et seulement si les neutralistes du pays en question réussissent à en faire un mot d’ordre national, c’est alors que, devenant un choix politique, elle deviendra une politique d’État ; or cette condition n’a pas été donnée au Liban. Il y a peut-être un désir de neutralité chez beaucoup de Libanais (toutes confessions confondues), mais ce n’est toujours pas un mot d’ordre national, ce n’est qu’un souhait.

Se l’imposer à soi-même est certes une condition mais pas insuffisante. Car la neutralité ne relève pas de la seule bonne volonté. Il lui faut, comme le prouve l’histoire de la Suisse [cf. supra], se créer une armée pour la protéger, il lui faut donc une « volonté armée » pour la défendre et l’imposer autant à ses ennemis intérieurs qu’à ses ennemis extérieurs. Là encore cette condition n’a pas été donnée au Liban.

Toujours, comme nous l’apprend l’histoire de la Suisse, la «volonté interne» elle non plus ne suffit pas à imposer, à elle seule, la neutralité. Il lui faut aussi l’accord de ses voisins proches (le régional, Israël, Syrie, Arabie saoudite, Turquie, Iran) et le lointain (le mondial). Aussi l’accord des voisins est-il une condition sine qua non pour la consacrer dans des traites. Or là encore, cette condition n’a pas été donnée au Liban.

Enfin, dans le cas suisse, la neutralité n’a jamais constitué un but en soi. Elle ne figure pas dans les objectifs de la Constitution qui spécifie que le but de la neutralité est bien l’indépendance et non la neutralité pour elle-même (Voir l’article 2 de la Constitution et l’article 173). L’objectif ultime étant l’indépendance, la neutralité n’en est qu’un outil a son service. Là toujours condition non donnée au Liban !

Mais alors, si aucune des conditions pour que se réalise le choix de la neutralité n’est donnée au Liban, à quoi sert-il de soulever haut et fort, actuellement, ce qui se voulant être un «mot d’ordre» n’est en fait qu’un vœu pieux, autrement dit un souhait ?

2 – L’homélie du patriarche maronite Béchara Raï en faveur de «neutralité»  du Liban.

Évidemment la première chose à laquelle on pense, c’est qu’en levant le drapeau de la neutralité on vise à «neutraliser» l’effet Hezbollah sur la scène du Liban, comme l’a proclamé publiquement, dans son homélie [4], Mgr Béchara Raï, patriarche des maronites : «Nous exhortons Son Excellence le président de la République à œuvrer pour la levée du siège imposé à la légalité et à la libre décision nationale.» Désignant nommément le Hezbollah qu’il accuse de «faire ses guerres, entrainant le Liban avec lui en Syrie ou au Yémen … Ce n’est pas normal. La neutralité du Liban, qui fait partie de son essence, est aujourd’hui déchirée».

Sur le rôle du patriarche Raï dans le conflit israélo-arabe :

Et le rôle spécifique des maronites au Liban :

Note de la rédaction

Quant à son prédécesseur, le patriarche Nasrallah Sfeir, son soutien constant manifesté, en dépit de leurs turpitudes, aux forces libanaises, ordonnateurs de la collaboration avec Israël, a valu au chef de l’église maronite le titre désobligeant de «patriarche de la désunion» (2).

Son retour au Liban à bord d’un hélicoptère de l’armée américaine à l’issue de la guerre de destruction israélienne du Liban, en août 2006, -un transport identique à celui de Saad Hariri, «le planqué de Beyrouth» à bord d’un hélicoptère français-, a accrédité l’idée d’un prélat «dans les fourgons de l’étranger». La prudence et les règles de la convivialité intercommunautaire commandaient que le chef de l’Église maronite voyage sous pavillon italien en conformité avec les règles en usage au Vatican, son autorité tutélaire, à tout le moins sous un pavillon neutre ou sous celui d’un grand pays arabe, l’Égypte par exemple, en paix avec Israël, ou encore l’Arabie saoudite, le principal bailleur de fonds des équipées militaires américaines dans la zone.

Cette démarche, qui s’est apparentée à une provocation en raison des destructions infligées au Liban par Israël avec le soutien des Etats-Unis, a accentué la désaffection dont il fait l’objet au point que le Vatican a mis en route une procédure pontificale visant à prévenir un éventuel déraillement de cet octogénaire prélat, plus préoccupé à obtenir un sauf conduit pour les soldats perdus du Général félon Antoine Lahad, le supplétif patenté de l’armée israélienne, qu’à témoigner la moindre solidarité à l’égard des Palestiniens tant à l’égard des exactions commises à leur encontre qu’à l’encontre des Lieux Saints de Jérusalem, chrétiens ou musulmans.

Le comportement de la hiérarchie religieuse maronite tranche avec celle des prélats des autres communautés religieuses chrétiennes arabes, notamment Mgr Hilarion Capucci, Archevêque grec-catholique de Jérusalem et Mgr Hanna Atallah, Évêque grec-orthodoxe de Palestine, tous deux en pointe dans la défense de la cause palestinienne.

Pour aller plus loin sur ce thème :

Fin de la note de la Rédaction

Certes le désir de «libérer» le Liban de la ghalaba du Hezbollah n’est pas nouveau ; par contre ce qui l’est, c’est sa résurgence en force quand fut levé vers la fin mai, pour la première fois au bout de sept mois de manifestations, le slogan du désarmement du Hezbollah.

Je ne sais si on peut en donner une réponse circonstanciée. Toujours est-il qu’il me semble, que pour y répondre, il faille sortir de la scène proprement libanaise pour balayer plus large, jusqu’au régional et à l’international où pourrait s’inscrire la réactivation de la demande en neutralité, les «neutralistes» espérant inscrire leur désir/souhait de «neutraliser» l’effet Hezbollah et de le mettre au pas, dans le mouvement régionale-mondial qui souhaite «neutraliser» l’effet iranien dans la région et mettre l’Iran au pas ; « la‘allahou … », comme on dit en arabe, que l’un dans l’autre, leur souhait se réalise au travers de la réalisation du souhait régional. Espoir ténu, certes, mais en est-il un autre qui s’offre à eux ?

Paradoxale neutralité à laquelle le Liban ne saurait y accéder car, quand bien même on s’y voudrait «neutre» on se retrouve «non-neutre» parce que toujours-déjà engagé, forcé qu’il est de se ranger à l’un des axes régionalement en lutte.

En additif, cet admirable texte sur d’un maronite Sarkis Douaihy à propos des chiites intitulé «Les chiites au Liban sont la pire des malédictions. Qu’ils partent», qui résume le dilemme existentiel du Monde arabe.

par Roger Naba’a

NOTES

[1] Enseignements, leçons ; cf. Kitâb al-ibar d’Ibn Khaldûn.

[2] La guerre de Trente Ans est une série de guerres qui a déchiré l’Europe entre 1618 et 1648. Elles ont opposé le camp des Habsbourg d’Espagne et du Saint-Empire, soutenus par la papauté, aux États allemands protestants du Saint-Empire, auxquels étaient alliées les puissances européennes voisines à majorité protestante (Provinces-Unies et pays scandinaves), mais aussi la France qui, bien que catholique et en lutte contre les protestants chez elle, entendait réduire la puissance de la maison de Habsbourg sur le continent européen.

A l’exception de l’Angleterre et de la Russie, cette guerre a impliqué l’ensemble des puissances européennes selon qu’elles étaient pour ou contre le parti de l’Empereur, au point que certains la qualifie de « guerre civile européenne ».

[3] Le congrès de Vienne (septembre 1814-juin 1815) regroupait les représentants des grandes puissances européennes de l’époque (Empire d’Autriche, Royaume-Uni, Prusse, Empire russe vainqueurs de Napoléon Ier) ainsi qu’autres États européens pour rédiger, signer les conditions de la paix, déterminer les frontières après le chambardement napoléonien, et tenter ainsi d’établir un nouvel ordre européen.

C’est lors de ce congrès que de la neutralité de la Suisse et de la Savoie furent reconnues d’utilité européenne.

[4] Site Vatican News, 16 juillet 2020.

ILLUSTRATION

Cardinal Bechara Boutros Raï, patriarche maronite d’Antioche et de tout l’Orient, lors d’une conférence de presse à Rome en 2014. M.MIGLIORATO/CPP/CIRIC

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