Aux origines de l’irresponsabilité pénale des fous

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Pierre-Henri Ortiz, Université d’Angers

Le mercredi 14 avril, la décision de la Cour de cassation consécutive à l’assassinat de Sarah Halimi semait la stupéfaction. L’auteur d’un crime antisémite commis sous l’emprise de la drogue ne serait pas condamné, parce qu’il ne serait pas jugé. Dans la foulée de cette décision, le chef de l’État, qui avait déjà évoqué « un besoin de procès », annonçait par la voix de son ministre de la justice une réforme imminente de l’irresponsabilité pénale des fous.

Ce principe, qui a motivé une décision judiciaire perçue comme scandaleuse par une partie de l’opinion, est pourtant un principe essentiel du droit et de la morale de tradition romaine, tels qu’ils prennent forme dans l’Antiquité et dont notre code pénal est le dernier héritier.

Faire retour sur son moment fondateur est à la fois un moyen de mieux le comprendre et de constater qu’il a toujours suscité frictions politiques et révoltes intellectuelles.

« Folie » : les mots et la chose

A Rome, le principe selon lequel les fous ne sont pas maîtres de leurs actes est affirmé dans l’un des tout premiers documents écrits qu’on ait pu reconstituer : la loi des XII Tables, rédigée et promulguée au Ve siècle avant notre ère par la toute jeune République.

Ce principe est formulé au sujet des affaires privées, mais il résonne avec ce que l’on sait de la prise en compte de l’intention criminelle dans le droit pénal de la même époque.

Si le contexte actuel permet d’observer un surprenant retour en faveur de la notion de « folie », si large et confuse qu’on aurait pu la croire irrémédiablement disqualifiée, le droit romain fait usage d’un lexique précis qui renvoie à des notions proprement juridiques. Pour désigner le fou, le texte des XII Tables emploie le terme furiosus : littéralement, « qui a du furor ».

Sur le plan linguistique, pour parler comme Ferdinand de Saussure, on ne peut qu’être frappé par le fait que cette notion de furor a la même « image acoustique » que le verbe « ravir » à la première personne de la voie passive (furor). De même que l’équivalent le plus fréquent de furiosus dans le droit, à savoir demens, a la même image acoustique que le verbe « enlever » (demere) au participe présent.

Dans une société de communication orale comme la société romaine du Ve siècle et des siècles suivants, une telle homophonie résonne sans doute puissamment avec une autre expression parfois employée pour désigner le fou : « celui dont l’esprit est saisi » (mente captus).

Punition de la folie, Bonasone Giulio, 1570, Bibliothèque Municipale de Lyon. Collection Europeana. Europeana/Picryl

En somme, toute la phénoménologie historique de la notion originelle de « folie » qui est en cause dans le droit romain incite à la concevoir comme une forme d’absence, voire de ravissement ou de rapt : bref, comme une véritable « aliénation » mentale, au sens simultanément spatial et propriétaire du terme.

Or, cette qualification juridique d’« aliénation » (furor) ne se confondra jamais parfaitement avec la notion commune de « maladie mentale » (insania), qui deviendra un concept médical. Les médecins ont leur métier, qui est de prévenir ou guérir la maladie, et les juristes ont le leur, qui requière une forme de raisonnement différente de celle du thérapeute.

Face à un spectre de la « maladie mentale » potentiellement très large, les juristes restreignent la levée de la responsabilité à des situations de délire bien délimitées. Dans ce sens, la question de l’imputabilité est donc relativement indifférente au concept de la maladie concernée, si bien que les très rares fois où les juristes s’aventurent sur le terrain des classifications médicales, c’est pour en dénoncer la pertinence sur le plan juridique. Les « experts médicaux » qui interviennent probablement dans les procès romains n’ont qu’à attester la réalité du trouble du discernement.

L’irresponsabilité, entre droit et politique

Dans les plus anciens droits de Babylone (Code de Hammurabi), de l’ancien Israël (premier livre de Samuel), de Grèce (loi de Dracon) comme de Rome (leges regiae), la modulation de la responsabilité en fonction de l’intention criminelle naît de l’invention même de l’État.

Elle est un principe congénital du « droit de la cité », dont les règles et les procédures organisent les relations entre les familles qui se réunissent pour former une société politique. Elle est consubstantielle à l’institution d’une justice publique, chargée de juger de la « culpabilité » et substituée à la justice privée, dont le ressort est la « vengeance » à proprement parler. https://www.youtube.com/embed/AMQQonopuOk?wmode=transparent&start=0 Code de Hammurabi, droit babylonien, Musée du Louvre.

Dans ces droits archaïques, l’équilibre politique dicte de tenir ensemble deux impératifs : conditionner la violence légitime de la peine à l’intention malveillante, mais aussi, consacrer la nécessité du rituel pour rétablir l’unité et la paix dans la communauté.

Les anciennes lois de Rome prévoient par exemple que l’homicide volontaire doit donner lieu à l’offrande d’un ou de plusieurs béliers à la famille du défunt et que ce don d’une victime sacrificielle (le bélier) doit être fait « en public ». Si on peut y voir une compensation matérielle, on doit surtout y voir une prescription sacrificielle destinée à organiser une reconnaissance sociale et une compensation symbolique du fait criminel.

Par la suite, à la fin de la République et sous l’Empire, aux siècles où l’État romain se complexifie, la multiplication des textes relatifs aux crimes des fous dans la jurisprudence reflète l’étoffement de l’appareil judiciaire et l’intensification de la mise à l’écrit du droit.

Présentation du taureau à sacrifier. L’exécutant (popa ou victimarius), debout du côté gauche (pars sinistra) de la victime, torse nu, tient la « hache pontificale » (securis pontificalis ou sacena) avec laquelle il va abattre la victime d’un coup frappé sur la tête. Bas-relief IIᵉ siècle av. J.-C., Libye. Wikimedia, CC BY-ND

La compétence de la justice publique s’étend progressivement à de nouveaux types d’actes criminels : ce n’est par exemple que sous Sylla, en 81 av. n. è, que les agressions, les coups et la violation de domicile tombent sous le coup des institutions civiques. Or, jusque dans les cas des crimes regardés comme particulièrement ignominieux tels que le « parricide », le furor « ex-cuse » : littéralement, il « dé-judiciarise ».

Celui qui en souffre est réputé innocent, non pas au sens où il ne saurait faire le mal, mais au sens où il ne saurait le vouloir. Mais à cette époque avancée, plus aucun rite sacrificiel ne vient prendre acte du fait qu’il a pu commettre.

Un texte clef

Face à ce scandale pour la morale, les plus techniciens des juristes se sentent parfois tenus de justifier l’irresponsabilité par des fictions qui assimilent les fous criminels à des victimes – de leurs propres agissements, écrit le juriste Ulpien au début du IIIe siècle, ou d’un destin tragique, écrit le juriste Modestin quelques années après.

Leurs curieux arguments font écho à ceux d’un empereur du siècle précédent : Marc Aurèle. A la différence des juristes, essentiellement soucieux de technique juridique, ce prince, comme tout législateur, est responsable de la loi qu’il édicte. Et c’est à lui qu’il échoit, pour la première fois à notre connaissance, de rendre compte en détail de l’étendue et de la limite de l’irresponsabilité des fous. Il le fait dans un rescrit transmis par le juriste Macer (Digeste 1, 18, 14) et promulgué entre 177 et 180, précisément à la suite d’une affaire de parricide, qui ébranle la société et appelle une intervention du pouvoir.

Marc-Aurèle, 161-180 après J.-C. Flickr, CC BY

Le texte précise d’abord que si, jusque dans des cas pathologiques parmi les plus graves, on ne délire ni toujours, ni selon la même intensité, la levée de la responsabilité est limitée aux cas dans lesquels l’abolition du discernement est continue et profonde. Le doute, qui tourmente la société, ne saurait bénéficier à l’accusé, surtout à une époque où des philosophes nourrissent la confusion en distribuant trop généreusement le label de « fou ».

Conscient de manipuler une matière politique hautement inflammable, le législateur se sent aussi tenu de justifier l’irresponsabilité sur le plan moral, au moyen d’une fiction juridique : la folie constituerait déjà une « peine » suffisante, et préalable au crime (« satis furore ipso puniatur ») !

Aberration juridique, cette justification toute politique n’est qu’un baume passé sur le scandale moral de l’impunité, qui confirme en retour la nécessité inébranlable du dispositif de l’irresponsabilité des fous dans l’ordre juridique. La formule de compromis inventée par Marc Aurèle n’en constitue pas moins une réponse indispensable à une demande pressante des justiciables, au point qu’elle inspirera les avis d’Ulpien et Modestin au IIIe siècle, et qu’elle continuera a être invoquée par les juristes du Moyen Âge confrontés au même dilemme.

Bien des brumes se lèvent ainsi sur ce texte lorsqu’on prend en compte la fonction politique et religieuse du chef de l’État (romain), qui doit assumer l’existence d’un privilège scandaleux en même temps que nécessaire.

Mais c’est toute l’institution judiciaire qui doit ensuite tenir cet équilibre, dans la réalité de la pratique des tribunaux. Lorsqu’ils se saisiront de la loi de Marc Aurèle, les juristes laisseront ainsi la question des temporalités du délire à l’appréciation des juges et des experts ; mais ils donneront aussi un sens concret à la « fiction de peine » des fous meurtriers en systématisant leur incarcération au titre de la sûreté publique.

Pierre-Henri Ortiz, Maître de conférences en histoire romaine, Université d’Angers

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