Pierre-Yves Beaurepaire, Université Côte d’Azur

Quand j’étais adolescent, il y a bientôt quarante ans, aucun des jeunes de ma génération n’avait entendu parler des Illuminati. Aujourd’hui, dès la fin de l’école primaire et au collège, la plupart des élèves connaissent et tracent de prétendus symboles Illuminati qu’ils identifient sur le billet d’un dollar.

Les symboles réputés Illuminati un triangle ou une pyramide sont omniprésents, notamment sur Internet et les réseaux sociaux où ils sont très souvent convoqués pour affirmer que les sociétés secrètes contrôlent le monde et ses dirigeants.

Mais ils sont également présents aussi bien dans la littérature (le premier roman « gothique » américain en 1800 s’intitule Julia and the Illuminated baron) jusqu’au roman Anges et Démons de Dan Brown, au cinéma de Benjamin Gates jusqu’à un improbable film d’animation : Donald Trump vs the Illuminati. L’univers des jeux vidéo n’est pas en reste de Tomb Raider à Assassin’s Creed Unity, tout comme le hip-hop ou le rap.

https://youtube.com/watch?v=TB4qTuWYAjs

J’ai donc voulu comprendre comment un ordre secret bien réel, dont l’existence historique attestée n’a pas duré plus de 15 ans, les Illuminaten, a laissé la place au mythe des Illuminati, qui depuis plus de deux siècles prospère et présente une extraordinaire capacité à se régénérer en agrégeant tous les désordres du monde : des guerres mondiales à l’effondrement des empires, des affrontements électoraux aux révolutions.

C’est l’objet de mon enquête récemment parue aux éditions Tallandier : plonger dans la matrice du complotisme contemporain et tenter, en historien, de faire la part de l’histoire et du mythe, entre le projet des Illuminaten et l’invention des Illuminati.

Une société secrète engagée dans le combat des Lumières

L’ordre des Illuminaten (« les Illuminés ») naît en 1776 à l’initiative d’un seul homme, Adam Weishaupt (1748-1830).

Portrait d’Adam Weishaupt (1748-1830). Friedrich Rossmassler

Professeur en Bavière, citadelle du catholicisme, Weishaupt veut réunir autour de lui des étudiants prometteurs pour les éveiller à l’idéal d’émancipation porté par les Lumières. Pour mettre l’accent sur la dimension de rupture de son projet, il choisit comme nom d’ordre (secret) : Spartacus. Le secret s’impose à ses yeux pour ne pas se dévoiler trop vite aux anti-Lumières.

Spartacus relève en effet partout des indices de la montée en puissance des anti-Lumières. Pour accélérer le recrutement et se préparer à l’affrontement, il décide avec un aristocrate qui l’a rejoint, le baron von Knigge, de prendre secrètement le contrôle des loges maçonniques alors en pleine croissance à travers toute l’Europe, soit en poussant des Illuminaten à noyauter leur direction, soit en créant de toutes pièces des loges qui attireront les francs-maçons. Le succès est rapide, en quelques mois plusieurs centaines de nouveaux membres rejoignent les Illuminaten.

Les premières critiques

Dès le début des années 1780, les critiques fusent contre les Illuminaten notamment de la part de francs-maçons qui ont compris qu’ils étaient la cible des recruteurs de Spartacus.

En 1783-1784, le polygraphe Joseph Marius Franz von Babo fait paraître de manière anonyme la première dénonciation imprimée de l’ordre. Elle fait grand bruit dans l’opinion. D’anciens adeptes s’opposent aussi publiquement au fondateur auquel ils reprochent son anticléricalisme, mais aussi sa vanité et son arrogance. Il se compare parfois à Jésus envoyant ses apôtres évangéliser.

Joseph Marius von Babo, auteur du premier ouvrage critique envers les Illuminaten
Joseph Marius von Babo, auteur du premier ouvrage critique envers les Illuminaten. Wikicommons

Les premiers signes d’une crise apparaissent alors que les effectifs grimpent à plus de deux mille membres. Pour une société secrète, cet effectif est déjà élevé, d’autant que la plupart des recrutements se font désormais au sein des élites, de la haute administration, des princes même, dans plus de 300 États que constitue alors le Saint-Empire romain germanique. Alarmés par les rumeurs et les pamphlets, certains États allemands commencent à s’inquiéter de la puissance supposée de l’ordre.

En mars 1785, les autorités bavaroises condamnent l’ordre des Illuminaten et décident de le contrer sur son propre terrain, le secret, en dévoilant les listes de membres, les archives de l’ordre, la correspondance de Weishaupt. Pour « vendre » la dénonciation au public, les autorités dénoncent une conspiration contre l’État. C’est inexact, mais cela fonctionne au-delà de ce qu’elles pouvaient imaginer. D’une société à secrets devenue secrète, on passe à une société hors la loi.

La fabrique du mythe

Augustin Barruel, par Auguste Pidoux
Augustin Barruel, par Auguste Pidoux (1809-1870), d’après Desrosiers. Lithographie publiée à Paris par A. Boblet/Auguste Pidoux/Wikimedia

Parmi les détracteurs des Illuminaten et ceux qui les accusent d’avoir fomenté la Révolution française et plus largement les révolutions de la fin du XVIIIe siècle, deux auteurs en particulier participent à la « fabrication » du mythe Illuminati : en 1797, l’abbé Barruel publie en exil ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, tandis qu’outre-Manche un distingué savant écossais, John Robison, fait paraître quelques semaines plus tard Proofs of a Conspiracy against all the religions and governments of Europe, Carried on in the secret meetings of Freemasons, Illuminati and Reading societies, collected from good authorities (Preuves d’une conspiration contre toutes les religions et les gouvernements d’Europe fomentée dans les assemblées secrètes des francs-maçons, illuminés et les sociétés de lecture, obtenues de bonnes sources).

John Robison, conspirationniste écossais
John Robison, conspirationniste écossais. Henry Raeburn/Wikimedia

La greffe américaine

Ce sont les premières lectures globales des Révolutions dites atlantiques qui bouleversent les deux rives de l’océan des années 1770 aux années 1830 et elles influencent durablement les opinions publiques comme les dirigeants politiques.

En 1797, on discute même du livre de Robison à la Chambre des Communes de Londres lors de la préparation de la loi sur les sociétés secrètes. Robison et Barruel ont réussi à proposer un scénario qui relie les Lumières radicales et les Illuminati aux clubs des Jacobins et à l’ensemble des sociétés dites radicales qui sont favorables aux idéaux révolutionnaires – on en compte des centaines de la Pologne à la Grande-Bretagne en passant par la région du Rhin, qui préfèrent se qualifier de « patriotes ». Selon ces théories complotistes, tous ces fauteurs de trouble coopèrent secrètement à un vaste plan de subversion politique contre toute forme d’ordre établi.

En quelques semaines, les thèses de Barruel et de Robison franchissent l’Atlantique. C’est l’origine d’une lecture américaine de type conspirationniste des Illuminati qui demeure très présente. Elles sont très vite adoptées par des pasteurs calvinistes très influents dans leurs communautés, qui utilisent les sermons mais aussi la presse pour influencer l’opinion, en faveur d’une politique conservatrice. Ils ont très peur d’une contagion révolutionnaire venue d’Europe qu’ils suspectent de porter en elle les germes de l’athéisme.

Ils dénoncent la menace des Illuminati sur le point de s’abattre sur l’Amérique et tout particulièrement la vertueuse Nouvelle-Angleterre. Pour eux le nord-est des États-Unis est le symbole de l’union avec Dieu (New Haven, Providence, etc.) qu’il faut absolument protéger des ferments d’athéisme qui pourraient venir d’Europe.

Une campagne présidentielle marquée par le complot

Leurs attaques se précisent alors qu’approche la campagne présidentielle de 1800 où le président fédéraliste sortant, John Adams, va affronter leur bête noire, Thomas Jefferson, ancien ambassadeur des États-Unis en France, proche des révolutionnaires français et de leurs idées.

En 1798, tout juste un an après la double parution des livres de Robison et de Barruel, à l’occasion du 4 juillet, anniversaire de l’Indépendance américaine, le président du prestigieux collège de Yale en Nouvelle-Angleterre, Timothy Dwight, prononce le sermon The Duty of Americans in the Present Crisis (Le devoir des Américains dans la crise actuelle), où il dénonce à son tour le péril mortel des Illuminati.

Ils sont prêts, dit-il, à commettre des meurtres, à déclencher des guerres et des « boucheries » sans limite si elles leur permettent de parvenir à leurs fins : renverser religions, gouvernements et sociétés. Son frère Theodore n’est pas en reste. Il attaque même directement Jefferson par insinuation :

« Je ne sais pas qui appartient à cette société dans ce pays ; mais si j’étais sur le point de faire des prosélytes pour les Illuminati aux États-Unis, je m’adresserais en premier lieu à Thomas Jefferson […] et [ses] alliés politiques ».

Par journaux interposés, la campagne devient délétère. Si Jefferson remporte finalement l’élection, les germes du complotisme contemporain sont déjà bien implantés.

De la statue de la Liberté au complot juif

Plus avant dans le XIXe siècle, les complotistes voient dans le cadeau fait à la République américaine par la République française de « La Liberté éclairant le monde », la statue de la Liberté, le signe caché de la prise de contrôle par les Illuminati des États-Unis, un nouveau cheval de Troie et un symbole d’asservissement secret aux jacobins.

Il ne manque plus que la rencontre avec une autre forme de subversion de l’ordre chrétien et conservateur pour que la lecture complotiste globale fonctionne à plein, c’est celle du complot juif qui mène tout droit du livre de l’abbé Barruel aux Protocoles des sages de Sion, comme Umberto Eco l’a bien montré dans son roman Le Cimetière de Prague.

Si le XVIIIe siècle catholique se focalisait surtout sur les protestants, et réciproquement, dès le tournant du siècle, le 1er août 1806, un lecteur, Giovanni Battista Simonini, ancien officier piémontais, écrit à Barruel une lettre pour lui faire remarquer que le complot juif mérite son attention et sa prise en compte, car pense-t-il ce sont eux les vrais maîtres du monde, auxquels Templiers – aussi étonnant que cela puisse paraître –, Illuminati, francs-maçons, jacobins ont joint leurs forces. Ce simple courrier de lecteur dont l’authenticité fait parfois débat, mais qui semble authentique comme je le montre dans le livre, fait entrer les théories de la conspiration dans une nouvelle ère.

Si Barruel n’avait pas fait grand cas jusqu’ici d’une prétendue collusion entre Illuminati, francs-maçons et juifs, dans ses papiers personnels, on le voit très bien mettre à jour au fil des rééditions sa dénonciation et son interprétation conspirationniste avec ces nouveaux éléments, leur donnant en retour un écho spectaculaire.

Le mythe Illuminati devient ainsi à la fois la matrice du complotisme contemporain et un attrape-tout qui agrège aussi bien le complot juif, que le péril bolchevique ou le complot des médias pour décérébrer l’opinion. Quant aux Illuminaten, comme ils n’existent plus à partir de la fin du XVIIIe siècle, personne ne peut prendre leur défense. Ils s’effacent derrière la marque des Illuminati, ou plutôt une franchise sans propriétaire que chacun peut s’approprier ou dénoncer à sa guise.


L’auteur vient de publier « Les illuminati, de la société secrète aux théories du complot », aux éditions Tallandier.

Pierre-Yves Beaurepaire, Professeur d’histoire moderne, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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