Neurofinance : qu’est-ce qui fait un bon trader ?

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Luc Meunier, Grenoble École de Management (GEM); François Desmoulins-Lebeault, Grenoble École de Management (GEM) et Jean-François Gajewski, Université Savoie Mont Blanc

Le métier de trader ne laisse pas l’opinion publique complètement indifférente. Bien que les traders ne représentent qu’une infime partie du milieu bancaire, ils ont une place prépondérante dans l’imagerie populaire du milieu financier.

Si l’on croise les données de l’étude annuelle de la Fédération bancaire française qui estime à 371 000 le nombre de salariés du secteur bancaire français et celle de l’Association Française des Banques qui estime que 1,3 % des employés de ses adhérents sont des « opérateurs de marché », on obtient une estimation d’un peu moins de 5 000 traders en France.

Le film Trader Games, 2010.
Jan Thigis/Ciné Nominé–Caramel Films

Le trader, ce héros de cinéma

Et pourtant, ce n’est pas moins de six films à gros budgets qui sont sortis depuis 2010 sur les traders professionnels. Il faut dire que le métier de trader implique bien souvent de prendre des décisions rapides sur d’importantes sommes d’argent : ce faible nombre de traders ne les empêche pas d’avoir un impact important sur les marchés financiers. La réputation sulfureuse du métier, principalement due aux excès de quelques individus à haute visibilité pendant les décennies précédentes, et les cas de moutons noirs fortement médiatisés, forment en effet un cadre propice à des productions cinématographiques.

En ce qui concerne les moutons noirs, on peut en particulier citer l’affaire Kerviel en France, qui continue de défrayer la chronique 8 ans après, avec la réduction de sa peine de 4.9 milliards à 1 million après le jugement en appel du 23 septembre. Un film sorti en 2016 dans les salles, L’Outsider, lui est d’ailleurs consacré.

La neurofinance, une branche de la finance qui utilise des méthodes empruntées aux neurosciences pour répondre à des problématiques académiques financières s’est également intéressée à ce métier. En particulier, de nombreux travaux ont essayé de comprendre, via ces méthodes empruntées aux neurosciences, ce qui faisait un « bon trader ».

Émotions

Un premier domaine d’étude de la neurofinance ayant trait aux traders concerne les émotions. En effet, on sait depuis Bechara et al. (1997) que gestion du risque et émotions sont plus intimement liées qu’il n’y paraît. Dans ce cas, il est intéressant d’étudier des sujets qui prennent des décisions comportant une composante de risque majeure sur une base journalière. Il ressort de deux études préliminaires que les traders ressentent en effet de fortes émotions durant les périodes de trading. Leur rythme cardiaque et la conductance de leur peau augmentent, leur variabilité cardiaque diminue durant les périodes de fortes volatilités.

Cependant, ces émotions conduisent-elles les traders à prendre des décisions bénéfiques ou néfastes ?

Deux études académiques nous apportent des éléments de réponse. Sur un échantillon de 80 particuliers gérant des portefeuilles de 35 000 de dollars en moyenne et suivant une formation de trading, Lo et al. prouvent à l’aide de questionnaires que les traders ayant des réactions émotionnelles plus fortes par rapport à leurs profits journaliers rencontraient un succès moindre.

Ceci est confirmé par une étude qualitative se basant sur des interviews. Les interviews en question, menées auprès de plus de 100 traders professionnels font émerger l’importance de la régulation des émotions dans le trading. Les traders avec plus d’expérience sur le marché y semblent d’ailleurs meilleurs. Un des thèmes ressortant de ces interviews est également celui de la fameuse « intuition » du trader.

Théorie de l’esprit et intuition

En ce qui concerne l’intuition, on peut citer les travaux très prometteurs de Peter Bossaerts et son équipe du Caltech. Celui-ci a effectué une étude dans laquelle des sujets devaient observer un marché financier expérimental, où certains traders avaient une information privilégiée. Les sujets observateurs ne participaient pas au marché : ils devaient simplement tenter de prédire les prix. Les sujets passaient en même temps une IRM. L’équipe de chercheurs a réalisé qu’une zone du cerveau en particulier était activée – celle liée à la « Théorie de l’Esprit ». La théorie de l’esprit est développée chez les enfants à partir de 2 ans et permet de se représenter les intentions et états mentaux d’une autre personne. Elle est par extension utilisée pour les objets inanimés qui semblent posséder des intentions.

Les bases anatomiques de la théorie de l’esprit.
La théorie de l’esprit : aspects conceptuels, évaluation et effets de l’âge, Duval & al 2011

Les chercheurs de l’équipe de Peter Bossaerts ont alors mis en valeur que les sujets possédants une bonne théorie de l’esprit réussissaient mieux à prédire les cours futurs. Cela pourrait être l’origine de « l’intuition » du trader. Si vous voulez tester votre capacité en « théorie de l’esprit », vous pouvez suivre ce lien (en anglais).

Cette première recherche sur la théorie de l’esprit a créé un véritable engouement dans le champ de la recherche expérimentale en finance. Ces premiers résultats auraient tendance à être tempérés par des papiers en cours de rédaction. Corgnet et al. soulignent que la théorie de l’esprit n’a plus de réel impact une fois que l’on prend en compte la capacité à résister à des biais comportementaux communs. Hefti et al., de leur côté, soulignent que la théorie de l’esprit ne permet d’obtenir du succès en tant que trader que si l’on dispose également de capacités en analyse quantitative suffisantes. Ce dernier résultat irait dans le sens de ce que l’on observe dans la réalité sur les marchés financiers. On peut par exemple citer une étude publiée dans le Journal of Finance, qui montre que les gérants de fonds provenant d’universités américaines ayant des exigences à l’entrée plus élevées performeraient mieux. La raison de cette performance reste peu claire : cela pourrait être dû à une meilleure capacité de sélection des actifs, une meilleure formation ou un meilleur réseau permettant d’obtenir des informations peu disponibles pour le public.

Caractéristiques physiologiques

Une dernière branche de la neurofinance a cherché à établir des liens entre performance des traders et caractéristiques physiologiques. On peut par exemple citer plusieurs études ayant trait à la testostérone. En effet, de nombreuses études en neuroéconomie tendent à montrer que de plus hauts niveaux de testostérone entraineraient une plus grande prise de risques financiers chez des étudiants.

La neurofinance s’est donc intéressée au niveau de testostérone des traders. Une première étude de Coates et al. a notamment montré qu’il y aurait un lien entre taux de testostérone matinal et profit sur 17 traders masculin londoniens. D’après une autre étude de l’auteur sur 44 traders, le ratio de la taille de l’annulaire par rapport à l’index (2D :4D, un indice du taux de testostérone reçu au stade fœtal) serait un prédicteur du nombre d’années sur les marchés et du profit à long terme. Dans un troisième article sur le sujet, l’auteur réalise que le ratio 2D :4D prédit en réalité plutôt la quantité de risque prise par les traders, elle-même liée aux profits comme nous l’avons déjà vu. Si vous êtes curieux concernant votre propre ratio 2D :4D, il est en moyenne aux alentours de 0,947 pour un homme et 0,965 pour une femme – Les femmes recevant moins de testostérone au stade fœtal. Il convient de souligner que ce ratio reste une mesure très bruitée et imprécise, de l’aveu même des chercheurs en psychologie qui l’utilisent régulièrement.

le « doigté » d’un bon trader ?
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Enfin, une étude menée par Sapra et al. (2012) montre que le nombre d’années de carrière à Wall Street serait lié à une combinaison de gènes qui entraînerait une prise de risque modérée. Un résultat potentiellement moins étonnant qu’il n’y paraît, quand on sait qu’environ 25 % de nos comportements vis-à-vis du risque sont liés à notre génétique.

Bien que les études sur le sujet soient encore peu nombreuses et demandent à être répliquées sur de plus gros échantillons il semblerait que certains traders pourraient peut-être avoir des prédispositions, observables ou mesurables grâce à des caractéristiques physiologiques précises, au même titre que certaines personnes ont des prédispositions pour certains sports. Toutes proportions gardées, la part de l’acquis (éducation, formation, expérience, etc.) joue certainement un rôle plus important que la part de l’inné dans la capacité à exercer le métier de trader. Cependant, l’inné ne doit pas être négligé, particulièrement dans la prise de risque lors de situations à très forte incertitude.

Nous avons présenté dans ce court article les derniers résultats de la recherche en neurofinance sur ce qui faisait un « bon trader ». Les résultats de ces recherches sont fascinants, en ce sens qu’ils changent grandement du traditionnel paradigme de la finance classique.

Cependant, il convient d’émettre quelques réserves de rigueur. Les études sur le sujet sont encore peu nombreuses, et du fait des coûts impliqués ont souvent utilisé de petits échantillons. Elles demandent donc à être répliquées. Il est de plus clair que, pour réussir sur les marchés financiers, tout n’est pas dans la taille de l’index par rapport à celle de l’annulaire !

Luc Meunier, Professeur de Finance et Doctorant, Grenoble École de Management (GEM); François Desmoulins-Lebeault, Professur de finances, Grenoble École de Management (GEM) et Jean-François Gajewski, Professeur de Finance, Université Savoie Mont Blanc

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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