En avril 2025, alors que la guerre à Gaza atteint un nouveau seuil de violence, une triangulation diplomatique semble s’établir au Moyen-Orient entre trois capitales : Beyrouth, Doha et Tel-Aviv. Chacune à sa manière, elles incarnent un rôle spécifique dans une recomposition géopolitique accélérée. Tandis qu’Israël poursuit une stratégie de blocus et de guerre totale contre Gaza, le Liban tente de préserver son équilibre interne sous pressions diplomatiques croisées, et le Qatar s’impose comme acteur central d’une diplomatie souple, mais fortement stratégique.
Beyrouth : une souveraineté contrainte
Le Liban, plongé depuis des années dans une crise économique, institutionnelle et sociale, tente de maintenir une posture d’équilibre dans une région en tension permanente. La visite du président libanais à Doha en avril 2025 s’inscrit dans cette logique. Elle a été perçue comme un effort pour repositionner le Liban dans le concert diplomatique arabe, alors même que les pressions internationales se multiplient sur la question du désarmement du Hezbollah et de la mise en œuvre intégrale de la résolution 1701.
Le président libanais a exprimé son attachement à une souveraineté nationale fondée sur le monopole de la force par l’État, mais dans un contexte où la réalité militaire du Sud du pays échappe encore largement à ce principe. Des voix internes réclament un rééquilibrage, voire une révision du rôle des acteurs non étatiques dans la sécurité nationale, tandis que d’autres rappellent que toute réforme sécuritaire imposée de l’extérieur serait vouée à l’échec.
Dans cette configuration, le Liban semble fonctionner comme une zone tampon diplomatique : trop fragile pour imposer une ligne, mais trop central pour être contourné. Il devient un espace de projection des rivalités extérieures, tout en tentant de préserver ses propres lignes rouges.
Doha : diplomatie douce, ambitions fortes
Le Qatar, en accueillant le président libanais et en annonçant une aide directe à l’armée, a renforcé sa position de médiateur incontournable dans la région. Doha ne se limite pas à son rôle traditionnel de facilitateur. Il cherche aussi à imposer une doctrine de stabilisation par l’investissement politique et symbolique. L’aide militaire promise au Liban n’est pas qu’un geste financier : c’est une façon de signifier que la sécurité régionale ne peut être pensée sans un acteur arabe actif, autonome des grands blocs traditionnels.
En maintenant des canaux ouverts à la fois avec Téhéran, Washington et Tel-Aviv, le Qatar se place comme un nœud de dialogue dans un espace éclaté. Il utilise l’hospitalité diplomatique, les investissements ciblés et les coopérations sécuritaires pour affirmer une influence qui dépasse son poids démographique ou militaire.
Dans le cadre libanais, Doha vise un double objectif : d’un côté, renforcer les institutions centrales comme l’armée, pour stabiliser le pays sans recourir à l’exclusion de certaines composantes internes ; de l’autre, offrir un cadre alternatif aux axes binaires du passé – entre Iran et Arabie Saoudite, entre axe de la résistance et axe occidental.
Tel-Aviv : la guerre comme levier stratégique
Dans cette triangulation régionale, Israël poursuit sa propre logique, fondée sur une stratégie de domination militaire combinée à une politique de communication offensive. Les opérations en cours à Gaza illustrent un virage vers une doctrine de verrouillage complet du territoire : zones tampons, contrôle de l’aide humanitaire, destruction systématique des infrastructures civiles jugées potentiellement utilisables par le Hamas.
Tel-Aviv considère désormais Gaza non comme un adversaire temporaire, mais comme un espace à neutraliser de manière permanente. Ce changement de paradigme affecte aussi sa politique régionale : Israël fait pression sur ses alliés pour durcir leurs positions à l’égard du Hezbollah, tout en cherchant à dissuader tout rapprochement entre le Liban et des acteurs jugés ambigus, comme le Qatar.
Paradoxalement, cette intransigeance accroît la marge de manœuvre de Doha. Plus Israël s’enferme dans une logique de confrontation permanente, plus les capitales arabes à la diplomatie fluide gagnent en attractivité pour ceux qui cherchent une alternative à l’escalade.
Un jeu triangulaire aux conséquences régionales
Le positionnement simultané de Beyrouth, Doha et Tel-Aviv crée un jeu triangulaire dans lequel chaque acteur tente de faire prévaloir ses intérêts dans un cadre mouvant. Le Liban cherche des soutiens sans perdre sa souveraineté ; le Qatar construit une médiation active sans se couper de personne ; Israël impose sa force tout en craignant l’isolement stratégique.
Cette dynamique influence les décisions majeures : composition des gouvernements, orientation des aides internationales, arbitrages militaires, positionnement des ONG et des agences onusiennes. Elle reconfigure aussi les alliances : les anciens clivages entre axes géopolitiques cèdent le pas à des coalitions tactiques, parfois éphémères, autour d’enjeux sécuritaires, économiques ou diplomatiques.
Les effets se font sentir bien au-delà du Proche-Orient : les chancelleries européennes et asiatiques observent cette triangulation avec attention, y voyant les prémices d’un nouveau modèle régional, moins polarisé, mais plus instable, où la parole se déplace autant que les rapports de force.