Le cabinet KPMG a été mandaté par le gouvernement pour auditer les comptes de la Banque du Liban (BDL) entre 2015 et 2019 (bien qu’ils eussent été audités et certifiés par E&Y et Deloitte) et ceux de 2020, 2021 et 2022. On a appris que KPMG n’a pas trouvé d’infractions entre 2015 et 2019 alors même que l’année 2018 comprend 6 milliards de dollars en seigneuriage dans la colonne des actifs comme l’avait dénoncé le Financial Times[1], ce qui est déjà une manipulation comptable de la part du gouverneur de la BDL.

Où sont les bilans 2020, 2021 et 2022 de la BDL audités par KPMG ?

Que dit KPMG des derniers artifices comptables effectués par la BDL et notamment des créations d’actifs dans son bilan ?

Qu’il n’existe pas d’infractions non plus alors même que les « ajustements » effectués ne sont pas conformes aux normes comptables libanaises et internationales et à toute logique scientifique ou financière ?

En effet, transformer des pertes en actifs est innovant pour ne pas dire illégal et frauduleux !

Transformer les pertes de la BDL causées par un système de Ponzi et des ingénieries financières que le gouverneur de la BDL a lui-même mis en place (et dont les actionnaires des banques ont profité de manière indécente) en dettes de l’Etat vis-à-vis de la BDL pour faire supporter le poids de la restructuration à l’État et donc aux contribuables (déjà victimes puisque nombre d’entre eux étaient souvent, et sont encore, des déposants) plutôt qu’à la BDL et aux banques est criminel !

D’une part cela va alourdir le poids des pertes pour les contribuables d’autant qu’elles ne seront plus imputées aux actionnaires des banques. D’autre part cela va créer davantage de pertes à l’avenir, pertes que devront supporter les générations futures puisque la vente des actifs immobiliers et autres de l’Etat ne suffiront pas.

Que dit de tout cela le ministre des Finances qui lors de son passage à la BDL a été l’un des artisans des ingénieries financières ? En effet, l’article 75 du Code monétaire et du crédit prévoit une coordination entre la BDL et le ministère des Finances.

En toute impunité et avec la complicité du gouvernement, le gouverneur de la BDL a même créé un nouveau système de Ponzi à travers Sayrafa.

Ce sont toutes ces inventions financières criminelles qui sont à l’origine de la crise financière, de la perte des dépôts que le Président du Parlement prétendait sacrés et que la Commission parlementaire aux Finances et au Budget voulait « reconstituer » par d’autres inventions comptables.

Depuis le début de la crise, le gouverneur de la BDL depuis 30 ans a inventé une nouvelle comptabilité et notamment trois nouvelles entrées au bilan pour cacher les pertes du secteur financier : 

 15/07/202315/07/2023
AssetsIn thousands of Lebanese PoundsIn billions of US Dollars
Gold270’623’623’53018.0
Foreign Assets215’947’005’09714.4
Securities Portfolio65’863’214’5484.4
A – Loans to Public Sector249’474’479’44416.6
Loans to Local Financial Sector16’051’537’7771.1
B – Re-Valuation Adjustment (Articles 75 & 115 of C.M.C.)644’043’677’58742.9
Assets From Exchange Operations Of Financial Instruments18’080’639’8451.2
C – Other Assets100’421’500’6706.7
Fixed Assets498’856’2480.0
Total Assets1’581’004’534’746105.4
Total loss (1) = A + B893’518’157’03159.6
Total loss (2) = A + B + C993’939’657’70166.3

– Tout d’abord, l’entrée « Other assets » (dont ont été séparés les « assets from exchange operations of financial instruments » en novembre 2015), ajoutée au bilan dès 2002-2003 mais qui est passée de 34 330 milliards de livres libanaises à la mi-octobre 2019 (au taux d’un dollar pour 1 507.5 livres libanaises) à 100 421 milliards de livres libanaises aujourd’hui (au taux d’un dollar pour 15 000 livres libanaises : 6,7 milliards de dollars) après avoir atteint les 179 380 milliards de livres libanaises à la mi-mai 2023, il y a tout juste deux mois.

– Lorsqu’avec d’autres, j’ai dénoncé cet enfumage, le gouverneur de la BDL a créé d’autres entrées : l’entrée « Re-Valuation Adjustment (Articles 75 & 115 of Code de la Monnaie et du Crédit) » qui est passé de 0 fin janvier 2023 à 644 044 milliards de livres libanaises aujourd’hui (42,9 milliards de dollars) ;

– Et, l’entrée « Loans to the Public Sector » qui est passée de 0 fin janvier 2023 à 249 474 milliards de livres libanaises aujourd’hui (16,6 milliards de dollars). En créant cette entrée, le gouverneur de la BDL tente même de transférer une partie des pertes du secteur bancaire public (BDL) et privé (banques commerciales) afin de les faire supporter à l’Etat et donc aux contribuables libanais, sans doute dans le but d’obtenir une liquidation de certains de ses actifs comme ses biens immobiliers et sa façade maritime. Le gouverneur de la BDL prétend qu’il existait un accord entre la BDL et le ministère des Finances depuis 2005-2007, ce que tous les ministres des Finances successifs ont contesté. Qui ment ? En tout état de cause, on ne retrouve rien de tel dans les comptes du Trésor (ministère des Finances). De surcroît, le Parlement, dont c’est la prérogative puisque c’est lui qui a validé les émissions d’eurobonds par exemple, n’a jamais validé un tel accord. D’autre part, l’Etat achetait en livres libanaises des dollars de la BDL pour payer les besoins énergétiques et autres du pays : 13 milliards de dollars entre 2009 et 2019. Il payait avec ses propres fonds ou par l’émission de bons du trésor. Il ne s’endettait pas auprès de la BDL et ne lui doit donc pas cet argent. De même, lorsque l’Etat collectait des dollars comme par le biais des eurobonds par exemple, il déposait l’argent auprès de la BDL et n’endettait pas la BDL : 17,5 milliards de dollars entre 2009 et 2019 ! L’Etat dépensait cet argent en livres libanaises et non en dollars. La BDL a donc reçu de l’Etat plus de dollars qu’elle ne lui en a vendu. Si KPMG venait à accepter une telle hérésie comptable et financière, cela ne pourrait pas se faire au taux actuel mais au taux de 1 507,5 pratiqué à l’époque.

Avec ou sans les fonds du Fonds monétaire international et ceux, liés, de la Conférence CEDRE, il faut adopter les principes du plan Lazard pour ne pas imputer quasi-exclusivement les pertes du secteur financier à l’Etat et donc in-fine au peuple, à savoir :

– élaboration et vote d’une loi sur la restructuration du secteur bancaire public (BDL) et privé (banques commerciales) avec notamment un changement de gouvernance à la tête de la BDL, des fusions entre banques commerciales, l’augmentation de leur capital et la modification de leur actionnariat avec la dilution des actionnaires actuels (« write-off » par la ponction du capital des banques et « wipe-out » ou radiation, éviction des actionnaires) et l’entrée au capital des grands déposants (« bail-in » ou renflouement interne) par le biais d’une décote (“haircut”),
– obligation d’approbation du budget,
– amendement de la loi sur le secret bancaire,
– législation réglementant les retraits et les transferts (« capital control »),
– unification du taux de conversion (douanes, Sayrafa, parité officielle, etc.) préalable à la libération du cours,
– création d’une entreprise publique de gestion des actifs de l’État et d’un fonds souverain pour réinvestir les futurs revenus pétroliers et gaziers et
– audit juri-comptable (« forensic audit ») de la BDL, des ministères, des organismes d’État créés après la guerre (le Conseil du Sud, la Caisse des déplacés, le Conseil pour le développement et la reconstruction – CDR – et le Haut Comité de secours), des services de l’administration et des 14 plus grandes banques.

Traduction de mon article écrit en arabe et publié dans Nida’ al Watan ce 31 juillet 2023. Sur le site internet de Nida’ al Watan : https://www.nidaalwatan.com/article/192974.


[1] https://www.ft.com/content/d2d63b9b-9669-4ec0-93e9-ed97cbeb9261.

Fouad Abou Nader
Auteur de Liban : les défis de la liberté (Éditions de l’Observatoire), le Dr Fouad Abou Nader est le président de l’ONG libanaise Nawraj, et le coordinateur général de l’Assemblée des Chrétiens d’Orient qui rassemble les 14 Églises du Moyen-Orient. Médecin de formation, il a été commandant en chef des Forces libanaises.

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