Le Liban s’est réveillé ce samedi avec une nouvelle catastrophe culturelle et identitaire ; un phénomène nouveau par son ampleur. Une des plus anciennes librairies du Liban située à Tripoli, Librairie As Saeh(1), a été victime d’un incendie intentionnel, dans la nuit du vendredi 3 janvier 2014.

Tenue par le révérend Père Ibrahim Sarrouge, prêtre orthodoxe qui, dès sa prime  jeunesse, il y a de cela plus d’une quarantaine d’années, était parti à la conquête des livres : vieux, insolites, rares. Tel un pèlerin dans le monde du Savoir, il a cueilli ouvrage après ouvrage qu’il a précieusement  recueilli dans son microcosme culturel dans un quartier de Tripoli, au cœur de la célébrissime Librairie « As-Saeh »(2).

Le matin, des centaines de Tripolitains se sont mobilisés afin de dénoncer cet acte terroriste, ainsi que des politiciens et religieux de tous bords, tentant via des conférences de presses,  des rencontres diverses, une manifestation sur les lieux du crime, à faire preuve de leur union et de leur refus de voir un tel symbole culturel et religieux vandalisé. Ce qui rassure quelque peu, c’est que le Père Sarrouge est sain et sauf, et que moins du quart des livres a été consumé par les flammes, et non pas la totalité de la collection…

Cependant, l’agression subie par cet établissement en particulier pose question. Les médias ont rapidement évoquée la découverte d’une brochure offensante à l’égard du Prophète Mohammed et le personnage de Aicha, qui aurait été écrite par le Père Sarrouge, selon cette rumeur qui s’est avérée dénuée de toute vérité. Les auteurs d’une telle rumeur qui a provoqué cet acte barbare seraient des extrémistes, fruits des tempêtes du printemps arabe marécageux qui secoue la région, notamment la Syrie. Des terroristes payés par je ne sais qui pour faire perdurer l’instabilité sécuritaire dans le pays, à l’image de ceux qui sont en train d’allumer perpétuellement les brèches de la haine et des conflits opposant à prix de sang les habitants de Beb Tébbané et Jabal Mohsen.

Connu dans la ville pour être une référence en matière de tolérance, paix et culture, le Père Sarrouge avait déclaré il y a quelques jours, dans un reportage télévisé au cours duquel on découvre son trésor de bibliothèque, qu’au cœur des évènements sécuritaires qui agitent la ville, il tient à tenir un rôle unificateur et à brandir l’étendard des Musulmans, en dépit du fait qu’il soit un curé de paroisse orthodoxe, et de lutter avec eux pour montrer qu’ils sont une communauté louable, contrairement à l’image offensante que véhiculent les fondamentalistes(3).

Et la vraie question qui se pose actuellement : Si des séditieux enragés sont les auteurs de cet incendie, qui en sont les commanditaires ?

La réponse impulsive et évidente serait : un des groupes takfiristes qui envahissent le Levant. Animés par une foudre obscurantiste, ils s’attaquent à tout ce qui bouge et ne bouge pas, pour instaurer leurs lois ténébreuses de la terreur et de l’ignorance.

Cependant, un autre reportage diffusé il y a plus d’un an (4), évoque un danger d’un tout autre genre, auquel fait face le R. Père Sarrouge. La Librairie As-Saeh se trouve au rez-de-chaussée d’un bâtiment ottoman remontant au 18ème siècle, qui fut le Vieux Sérail de Tripoli. Ce bâtiment tombe aujourd’hui en ruine, et ses propriétaires l’abandonnent volontairement dans un piteux état dans l’intention de le vendre pour près de deux millions de dollars américains. Selon le Père, un complot se manigance contre lui en vue de l’expulser pour parvenir à vendre l’établissement. L’incendie constituerait-il une nouvelle tentative d’affaissement du bâtiment historique afin d’accélérer sa destruction ?

Aujourd’hui, ce qui est sûr, c’est que les cendres des mots brûlés ont laissé couler beaucoup d’encre. Ils ont même fait renaître, à l’image du phénix, un éveil citoyen face à une atteinte portée contre la Culture et la Coexistence entre Chrétiens et Musulmans. Au milieu des dizaines de victimes civiles et militaires qui périssent par mois lors des conflits sanglants prenant comme théâtre la ville de Tripoli, oserait-on espérer que cet incident parviendrait à resserrer les liens entre les Tripolitains afin de mettre un terme à ce cyclone de violence qui ébranle leur ville ?

Par Marie-Josée Rizkallah

Notes :

(1)    Mot arabe qui signifie Touriste ou Pèlerin.
(2)    Reportage du 1er janvier 2014, diffusé lors du journal télévisé de l’OTV.
(3)    Idem.
(4)    Reportage du 3 octobre 2012, diffusé lors du journal télévisé de la MTV.

P.S. Il ne faut pas oublier qu’après la destruction du Théâtre Ingea il y a trois ans, la situation des divers sites de Tripoli ne fait que se dégrader :  le Palais Ajam, le théâtre de l’Hôtel Royal, des centaines de maisons traditionnelles détruites, le rivage de Ras-el-Sakher à Mina menacé par un projet immobilier, la forteresse de Saint-Gilles laissée dans un piteux état, et la liste est longue. Ci-dessous une série d’articles publiée sur Libnanews sur le Patrimoine de Tripoli.

Manifestation pour la sauvegarde du patrimoine de Tripoli

Le Patrimoine de Tripoli s’envole …

Le Patrimoine de Tripoli à son tour, victime des destructions arbitraires

Dr. Naji Karam : Un Conseil Suprême pour gérer le Patrimoine Archéologique et Historique Libanais

Les Tripolitains s’indignent : Campagne pour une ville sans armes

Destruction du Théâtre Ingea à Tripoli : La suite du Scandale

Le Théâtre Ingea à Tripoli … devient un parking !!!

Marie Josée Rizkallah
Marie-Josée Rizkallah est une artiste libanaise originaire de Deir-el-Qamar. Versée dans le domaine de l’écriture depuis l’enfance, elle est l’auteur de trois recueils de poèmes et possède des écrits dans plusieurs ouvrages collectifs ainsi que dans la presse nationale et internationale. Écrivain bénévole sur le média citoyen Libnanews depuis 2006, dont elle est également cofondatrice, profondément engagée dans la sauvegarde du patrimoine libanais et dans la promotion de l'identité et de l’héritage culturel du Liban, elle a fondé l'association I.C.H.T.A.R. (Identité.Culture.Histoire.Traditions.Arts.Racines) pour le Patrimoine Libanais dont elle est actuellement présidente. Elle défend également des causes nationales qui lui touchent au cœur, loin des équations politiques étriquées. Marie-Josée est également artiste peintre et iconographe de profession, et donne des cours et des conférences sur l'Histoire et la Théologie de l'Icône ainsi que l'Expression artistique. Pour plus de détails, visitez son site: mariejoseerizkallah.com son blog: mjliban.wordpress.com et la page FB d'ICHTAR : https://www.facebook.com/I.C.H.T.A.R.lb/

1 COMMENTAIRE

  1. Bonsoir,
    C’est avec tristesse que j’apprends cette terrible nouvelle. A la suite de l’incendie de la bibliothèque de Bagdad, j’avais lancé l’anthologie LA CENDDRE DES MOTS. L’Histoire st cyclique, hélas… Ne pourrions-nous pas lancer une anthologie pour dire ce que cette perte représente et pour témoigner.
    Je vous remercie de me renseigner.
    Je suis prêt à assurer la direction de cette anthologie.

    Bien à vous,

    Khal Torabully

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