Pierre-Joseph Laurent, Université catholique de Louvain

Symbole de la pandémie, l’image du face-à-face masqué restera longtemps dans les mémoires. Sans médicament ni vaccin, les humains ne peuvent pas lutter contre le virus. Il est même probable que le SARS-CoV-2 devienne endémique. Nous devons en conséquence nous familiariser avec son mode de contagion et apprendre à vivre avec lui. La propagation interhumaine possible par les voies respiratoires et la forte charge virale 24h à 48h, avant l’apparition des symptômes, rendent ce virus redoutable et difficile à repérer.

La nouvelle culture consiste à intérioriser une autre proxémie, c’est-à-dire de nouvelles distances sociales avec des conséquences sur les personnes, les familles, les groupes et les sociétés. Avatar imprévu de la globalisation économique, cette nouvelle culture planétaire se décline toutefois d’une personne à l’autre, d’une société à une autre, selon les histoires et les possibles.

Dans la vie quotidienne, chacun d’entre nous devons reculer, ne plus toucher ni embrasser, apprendre à regarder, à considérer l’autre autrement pour adopter la Cov-attitude. Des changements importants, car ils affectent l’identité par impossibilité de se rassembler pour célébrer, fêter, se réconforter, travailler et créer ensemble.

Apprendre les bonnes distances

Pour le moment, on peut distinguer deux temps dans le rapport culturel des sociétés à la pandémie. Le premier temps, celui du confinement, total ou partiel (rares sont les sociétés qui ont pu sans passer) et qui a provoqué de la sidération, de la dérégulation et l’arrêt. C’est le temps nécessaire pour s’adapter à la pathologie inconnue du Covid-19 et pour ajuster le nombre de malades à l’acceptable d’une société, un arbitrage entre l’économie et la santé de la population au regard, notamment, de la capacité d’accueil des hôpitaux (nombre de respirateurs artificiels).

La seconde étape, le déconfinement concerne toutes les sociétés, la reprise n’est pas une libération, mais une zone grise soumise au risque de répliques. Elle équivaut au temps long de l’apprentissage, par chacun d’entre nous, de la bonne distance à autrui, pour vivre, sans trop de risque, avec le SARS-CoV-2, dont il convient de supposer en permanence la présence. En plus d’une question éminemment sociale, économique et médicale, le temps long de l’après-crise est aussi culturel, identitaire et psychologique.

Une approche anthropologique de la question consiste à relever la diversité des réponses apportées par les sociétés, pour intérioriser la nouvelle culturelle de l’exacte distance pour maintenir sous un seuil acceptable la propagation du virus et donc le taux de mortalité.

Lorsque notre « bulle personnelle » est affectée

L’anthropologue Edward Hall a montré comment notre manière d’occuper l’espace en présence d’autrui est un marqueur de l’identité. Il mobilise la notion de bulle personnelle : un périmètre de sécurité individuelle qui délimite une zone d’émotion forte, variable selon les cultures.

Chaque culture valorise une bonne distance de soi aux autres, plus proche, ou plus distante. Selon Hall, au regard du mode de propagation du virus, c’est la « distance personnelle », celle qu’il qualifie de « conversations entre particuliers » située entre 45 et 135 cm qui est principalement affectée. Ce qu’il appelle la « distance intime » (- de 45 cm) demeure inchangée au sein de chaque unité de confinement, sachant toutefois que cette distance peut être affectée par la suspension des salutations propres à certaines sociétés. Vivre avec le virus consiste à apprendre à relocaliser nos interactions avec ceux qui ne partagent pas notre unité de confinement.

Le philosophe Peter Sloterdijk permet d’affiner l’analyse proxémique de Hall. Il nous invite à comprendre l’articulation entre la notion de bulle et de masque.

Pour le philosophe, la fonction proxémique peut être tenue par le masque. La bulle rend alors compte du périmètre du rapport aux autres et le masque est le symbole de la catastrophe qui s’y déroule.

Le masque évoque la catastrophe

Le masque est certes, un auxiliaire médical de la régulation du taux Ro – le taux de reproduction de base du virus (Ro) repose sur la durée de contamination du malade, le risque de transmission et le nombre de contacts – un paramètre crucial de gestion de l’épidémie.

Mais il devient aussi une image emblématique de la pandémie et l’objet même d’une culture proxémique particulière. Appropriée par les populations, la fabrication des masques en tissu libère l’inventivité. Esthétiques, ils se parent de couleurs, de motifs. Ils véhiculent messages, humour. Le masque peut devenir moyen de séduction, avec une prime aux beaux yeux, au regard qui tue.

Très tendance, apparaît au Sénégal « la masque attitude », la confection et le port de masques à la mode. Artiste confinée, Jeanne Vicerial, dévoile chaque jour un modèle de quarantaine vestimentaire où le masque tient un rôle-titre.

Au Mexique, dans certains quartiers populaires, le masque peut arborer le nom de la bande qui le distribue, tel « El Chapo 701 », et en Israel, il peut s’adapter aux ultra-orthodoxes barbus.

Au-delà de la raison médicale, surinvestie, le masque facilite, rappelle, permet, autorise, la prise de distance, imposée par la présence du virus et le meilleur instrument de la nouvelle culture à la fois locale et planétaire à laquelle nous sommes conviés pour une bonne entente avec le virus.

Le visage humain est un langage

Chacun de nous, membre d’une société, doit inventer sa réponse au virus. Pour nous y aider, la relation bulle – masque conduit, explique Sloterdijk, à conceptualiser la nature de l’espace interfacial dans des circonstances difficiles, potentiellement dramatiques.

Le visage humain est un regard et un langage, précise Emmanuel Lévinas. Et en suivant Sloterdijk, le « prosopom », le visage humain, est « ce que l’on apporte à la vision des autres ».

C’est bien ce prosopom qui est affecté dans l’imbrication réciproque de la vue (le visage est ce qui se présente au regard de l’autre et ce qui est vu par sa propre vision). Avec l’épidémie, par la mise à distance de l’autre à la faveur des gestes barrières – dont le port du masque est un élément notoire de la mise aux nouvelles normes de la vie sociale –, c’est le jeu interfacial qui se trouve affecté.

Dans notre confrontation au SARS-CoV-2, l’espace interfacial, l’autre, ou soi pour l’autre, tous deux porteurs potentiels du virus, contient un risque. Espace interfacial singulier, dans la bulle masquée, le face-à-face devient à la fois vecteur, image et symbole d’une éventuelle transmission de la maladie, et l’autre masqué devient partenaire de notre vigilance à l’égard du virus, en ce qu’il nous pousse à la même attitude.

Se remémorer une peur salutaire

Avec la pandémie, en dehors des membres de son unité de confinement, la rencontre est potentiellement dangereuse. Le masque devient pédagogie, le bon outil pour instituer l’espace d’une peur salutaire qui protège soi et les autres.

Dans ce face-à-face, où se tient l’incertitude, celle de la maladie, voire de la mort, le masque entre en scène pour rappeler l’éventualité. Le visage masqué dramatise le risque, l’incertitude, l’aléatoire de toutes rencontres en temps de pandémie ; le masque parle, il dit quelque chose de nous à l’autre et inversement. Par le port généralisé du masque, la peur s’en trouve partagée, elle devient un sentiment réciproque. Il nous aide culturellement, personnellement, à prendre la distance, à nous accorder aux mesures des précautions sanitaires qui sont les nouvelles normes de la vie sociale. Le masque constitue en cela une véritable recommandation anthropologique.

Pierre-Joseph Laurent, Professeur en anthropologie, Université catholique de Louvain

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