Colloque international de l’ULF

LA TECHNOLOGIE UNE ET MULTIPLE. Réflexions libanaises, françaises et canadiennes

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Comme chaque année en juillet, l’Université Libano-Française (ULF) a organisé une journée d’études autour d’un thème d’actualité « La technologie une et multiple ». Elle a ainsi « sollicité les meilleurs penseurs de notre environnement francophone pour en parler. C’est une manière d’éclairer notre actualité, complexe et foisonnante, avec les outils épistémologiques et théoriques indispensables. », comme l’a précisé dans son mot d’ouverture Mohamad Salhab, président de l’ULF.

Cette journée s’est déroulée sur le campus de Tripoli de l’ULF le 19 juillet 2018 en présence d’un public d’universitaires et de spécialistes. Elle a été dirigée par M. Salhab, sous la responsabilité scientifique de Jean-Claude Beaune, Président du Conseil stratégique de l’ULF, et a accueilli huit intervenants (Canada, France et Liban).

« La « technologie » est un terme moderne qui apparait au début du XIXe siècle, et qui prend son envol à la fin du XXe siècle pour désigner des « techniques de pointe, la bio-technologie, la high-tech, l’intelligence artificielle, la robotique, les jeux vidéo, Google, Facebook ». » rappelle J.C. Beaune à l’introduction du colloque. Par la suite « il prend une qualification médiatique renforcée » et « prend alors dans l’opinion publique une qualification de supériorité d’un savoir. ». Une technophilie qui contrebalance avec « une vieille hantise technologique fondamentale même quelque peu imaginaire » qui suscite notre incertitude eu égard à la puissance « de machines qui possèdent de plus en plus leur autonomie. ».

La technophilie dans le « temps du numérique » transparait dans l’exposé d’Eric Guichard qui a, comme l’a précisé M. Salhab, « interrogé très justement des notions comme celles du réel, du virtuel, de l’immatériel, du tangible ». En effet, E. Guichard en parlant « du virtuel aux temps du numérique », a rappelé que « le virtuel est souvent opposé au réel, alors qu’il en constitue un pôle, avec l’actuel. Virtuel est aussi souvent confondu avec immatériel » « pourtant les câbles de l’internet sont bien matériels. » « Ainsi les notions de virtuel et de numérique nous plongent dans une somme de paradoxes qui méritent d’être explicités. ». Lors des échanges avec le public, il s’est également demandé si « on peut nous définir comme humain sans la technique ? », tout en rappelant qu’« on a toujours injecté de la morale dans la technique ». Un rapport entre la technique et la morale qui sera repris par Antoine Messarra mais dans une approche inverse. L’un soulignant l’importance d’être conscient que la technique est souvent pétrie de morale, l’autre déplorant que la morale n’accompagne pas davantage la technique.

La technophilie, tel un fil conducteur ténu au fil des interventions, est également au cœur du discours de Christopher Malone, qui souligne que grâce à l’apport de technologies « La relation de l’État avec le citoyen se transforme dans le sens de la simplification et de la transparence, pourrait-on croire. » mais, on constate qu’elles « favorisent des manipulations massives des processus à la base même de la vie en démocratie. » il est donc important de « mettre en lumière comment ce type de perversion se manifeste ».

Un monde technophile aveugle ou éclairé, une interrogation sous-jacente au cours de cette journée. Mais finalement se demande M. Salhab en réaction à l’intervention de Antoine Bocquet « la technologie est-elle aussi le remède qui nous sauvera de ses propres risques ? ». En effet, dans son exposé, A. Bocquet s’est demandé, sur la base d’un exemple concret « comment des dispositifs techniques peuvent-ils favoriser la justice dans une société affectée, aux deux sens du terme, par la division du travail ».

« Notre époque « technologique » constitue ce que nous nommons un nouveau « style sociétal ».» a écrit J.C. Beaune dans l’introduction du colloque. Un « style sociétal » que les hommes doivent appréhender, c’est le sens de la communication de Bruno Jacomy, auteur de Une histoire des techniques, qui rappelle que « Les jeux permettent aux enfants d’être préparés à la technique ». Pour exemple le jeu du mécano qui au début du XXe siècle est le reflet de la « technique reine » de l’époque, « la mécanique ». « Le jeu de la découverte demeure l’un des modes d’appréhension du monde les plus efficaces » a confirmé M. Salhab. Et il a aussi « toujours été un puissant moteur de l’innovation » insiste B. Jacomy.

Le « Voyage au centre de la matière et du vivant » que nous a proposé François Henn a rappelé que la « vérité » scientifique dépend « de ce qui doit être vu et de ce que l’on veut faire ». Une puissance technologique n’a pas de sens à être mobilisée lorsqu’une technologie plus simple marche, tout est question de ce que l’on veut observer. Et de conclure « et si Aristote avec Démocrite, Newton avec Leibniz, Duhem avec Boltzmann avaient tous raison… Et si tout n’était qu’une question d’échelles (géométrique ou énergétique) ».

Revenant sur le thème de la technophilie, Dominique Chabert, à travers la description des technologies des registres distribués DLT à l’appui des infrastructures de marchés de capitaux, a certes souligné que ces technologies constituaient « des pistes intéressantes pour prendre en charge une partie de ces fonctions logistiques du post-marché » tout en rappelant qu’elles « n’écrasent pas la fonction de tiers de confiance ». Il souligne en effet que la « confiance numérique (technophilie) qui veut se passer des institutions » est ce qui en économie s’appelle l’« aveuglement au désastre ». Il interroge ainsi, comme l’a précisé M. Salhab « la double illusion de la technologie de la confiance et de la dématérialisation ».

Une technologie qui ne se suffit pas à elle-même car elle ne peut pas se réaliser hors-sol, elle dépend de décisions qui ne lui sont pas propres. Décisions administratives ou politiques dans le cas concret qu’a présenté Marwan Jarkass. L’utilisation de la technologie de gazéification pour éliminer la montagne de déchets de Tripoli et les déchets journaliers. Plus concrètement encore, de construire deux usines à Tripoli pour éliminer les déchets et produire de l’électricité. « Une technologie qui vient corriger une technologie » a à nouveau souligné M. Salhab. Soulignant ainsi à la fois le danger de la technologie (les déchets générés dans ce cas) mais aussi de la non-technologie (le risque permanent d’explosion de la montagne de déchets).

« La technologie devient victime de son propre progrès » s’interroge en écho Antoine Messarra, souhaitant, comme nous l’avons déjà souligné, introduire de la morale dans la technique ou tout au moins insister sur l’importance « de savoir comment enseigner la technique dans le sens du service ».

Considérer la technologie dans « ses rapports aux sciences et leurs applications, à son histoire, à son actualité, à sa symbolique, à son enseignement. » a été l’objet de cette rencontre riche en échanges. Une publication des Presses de l’ULF est attendue prochainement. 

Rappel du programme :

Mot d’ouverture du Président de l’ULF, Mohamad SALHAB

Présentation du colloque par Jean-Claude BEAUNE, Professeur honoraire de l’Université Jean Moulin, Lyon III, Président du Conseil stratégique de l’ULF.

Conférences

·      Parler du virtuel aux temps du numérique, par Eric GUICHARD, Philosophe et anthropologue de l’internet, enseignant-chercheur à l’ENSSIB et responsable de l’équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l’ENS-Ulm, membre du Conseil stratégique de l’ULF.

·      Démocratie et technologie : une interaction à risque, par Christopher MALONE, Diplomate de métier et universitaire, administrateur invité et chercheur à l’Ecole nationale de l’Administration publique du Québec, membre du Conseil stratégique de l’ULF.

·      Enquêter sur la pauvreté humaine : instrument de domination ou dispositif de justice ? – Réflexions sur la division du travail dans la société industrielle, par Antoine BOCQUET, Docteur en philosophie, enseignant en CPGE, associé au LIER – EHESS / CNRS.

·      Techniques et stratégies, l’automate, le jeu…, par Bruno JACOMY, Conservateur en chef honoraire du patrimoine ; directeur scientifique du Musée des Confluences (Lyon)

·      Voyage au centre de la matière et du vivant: les “Jules Verne” du XXIe siècle et les Atomes !, par François HENN, Vice-président délégué aux relations internationales de l’Université de Montpellier, président de l’UTT et président de l’association internationale e-OMED, membre du Conseil stratégique de l’ULF.

·      Les infrastructures des marchés de capitaux et les technologies de registres distribués : la double illusion de la technologie de la confiance et de la dématérialisation, par Dominique CHABERT, Maître de conférences à l’Université Lyon 2, membre du comité de la faculté d’économie et de management et expert auprès de l’autorité française d’évaluation (HCERES), membre du Conseil stratégique de l’ULF.

·      Les alternatives technologiques de gestion des déchets au Liban : le cas de Tripoli, par Marwan JARKASS, Docteur de l’Université de Metz en Sciences de l’ingénieur en Mécanique. Chef du département Mécanique et Energie (ME) à l’ULF.

·      La technologie d’aujourd’hui victime de ses progrès. Humanisme, morale du but et perspectives d’action pour demain, par Antoine MESSARRA, Membre du Conseil constitutionnel du Liban, Professeur à l’UL et à l’USJ. Titulaire de la Chaire Unesco d’étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue (USJ), membre du Conseil stratégique de l’ULF.

 

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