Ma tête est lourde et douloureuse. Je l’apaise en la posant sur un coussin que je choisis rêche et rigide pour me vider de tout scrupule. Je n’omets pas de remercier le ciel d’avoir un toit, d’avoir de quoi manger, et comble du confort, d’avoir la clim’ ou le chauffage, comme si cela allait apporter autre chose qu’une bonne conscience, comme si cela pouvait offrir un toit, une sécurité aux âmes malmenées, à ceux qui grelottent dans le froid, à ceux qui ont faim, à ceux qui ont soif, à ceux qui reçoivent des obus sur la tête, à ceux qui tombent, victimes d’un engin explosif, à celles qui se font lyncher sur la place publique, à celles que l’on répudie, à celles qu’on marie de force, à celles qu’on excise, à celles qu’on enterre vivantes, comme si le fait de dire merci avait la possibilité de modifier le cours cruel des choses.

Pour me distraire, j’observe les aiguilles de l’horloge, ou les chiffres de mon réveil matin digital qui me fait avancer en âge –en rage– en même temps que les deux points superposés clignent des yeux. Une bombe explose, au loin, des innocents tombent et toutes les lamentations et tous les cris de révolte ne suffisent plus. J’allume la télé, et, geste malhabile, réflexe ridicule, je saisis une boîte de chocolats et je me mets à en manger.

Ce sont des chocolats aux emballages colorés, pralinés, aux noisettes, fourrés, je zappe et zappe encore, rien à faire, aucune trouée en vue : sur toutes les chaînes rien que de la violence, des victimes que l’on pleure et des responsables à qui l’on donne la parole. D’un chocolat à l’autre, je regarde la destruction, les corps sans vie de personnes en sang, de bébés ou d’adultes noyés, de familles entières meurtries… Ce chocolat n’est pas si bon. Je grimace. Cette femme qui tend les bras, figée, implore je ne sais qui, du sang et du feu, des gravats, des corps à moitié nus, dénudés par le souffle, attendront qu’on vienne honorer leur départ fortuit. Des visages, des yeux clos, des pieds immobiles, des postures fixées par la terreur du moment… et je déballe encore un chocolat, le déshabille de son papier luisant. Le UPS émet trois beep et un clic, stabilise le courant électrique, et sur la vitre, sa lumière clignote en réflexion. Des phrases prononcées par la présentatrice et le présentateur, endimanchés, installés dans le studio ouaté, parlent solennellement du malheur des autres, mais personne ne les écoute, et leurs paroles s’écrasent aux murs de la pièce saturées de mots et de nouvelles.

Que faire pour changer les choses ? Que faire pour aider ? Des enfants devant la caméra, visages interloqués, savent qu’ils sont désormais seuls au monde. Je déballe un dernier chocolat. Son goût envahit ma bouche. Je suis en vie, oui, et je m’en veux, mon bien-être chancelant, éphémère et si fragile me coûte un noeud dans le ventre, encore un, dans la corde qui se serre autour de mon cou. Le dernier chocolat fond dans ma bouche. Je fonds en larmes.

Michèle M. Gharios

Michèle M. Gharios est née à Beyrouth où elle vit. Elle a participé à plusieurs lectures au Liban, à Bruxelles et en France. Auteur de deux recueils de poèmes, Apartheid et Collier d’air (Dar An-Nahar), de trois cahiers de prose poétique (Bookleg) illustrés par Virginie Ducoulombier, Ombre, Vivier et Clichés de guerre (Maelström, Bruxelles), ainsi que d’un roman, L’odeur de Yasmine (Dar An-Nahar), elle a également apporté sa contribution à plusieurs recueils collectifs. Amoureuse de son pays, elle se plait à le dépeindre à travers son regard souvent maladivement positif, mais ne se prive pas de revendiquer, à travers des tableaux tissés de ses souvenir de guerre, le droit au Spleen d’après-guerre. En 2015, son second roman, À l’aube de soi, paraît en France aux éditions La Cheminante.

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