Portrait de chercheur : Nejmeddine Khalfallah, langue arabe : le renouveau par les mots

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Nejmeddine Khalfallah, Université de Lorraine et Sylvie Camet, Université de Lorraine

Pour ses 10 ans, la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine a commandé à Sébastien Di Silvestro un recueil de portraits – textes et photos – de chercheurs en Sciences humaines et sociales : L’Archipel des Possibles. Retrouvez chaque semaine l’un de ces portraits.


« Moderniser la langue, c’est moderniser la vision du monde. »

En arabe littéral ancien, ’Ayn ne possède pas moins de 30 sens. Le ‘ayn, c’est l’œil, et donc également l’espion, mais également la source, puisqu’elle est l’œil de la terre, mais aussi par extension le cash, l’argent et donc le notable, l’or… Cette polysémie pléthorique caractérise l’arabe littéral, matrice de tous les textes passés et contemporains. Cette norme écrite provient à l’origine d’un parler transdialectal de l’Arabie antique. Outre d’immenses richesses de mémoires écrites, formant son patrimoine classique, cette langue connaîtra un événement linguistique majeur qui la fixe au travers de l’avènement du Coran.

Alors que l’arabe représente l’une des grandes langues internationales, l’écrit millénaire diffère fortement de l’arabe dialectal, le parler quotidien de la rue. Néanmoins, c’est uniquement au travers de sa forme littérale, que peuvent s’exprimer par l’écrit tous les pays arabophones dont les locuteurs textuels doivent jongler avec ce trésor muséalisé pour traduire les concepts de la modernité, du droit, de la politique, des technologies, de la mode… Un exercice de haute voltige particulièrement significatif pour la presse qui mène au quotidien cet éternel combat philosophique des mots contre les mots, pour en faire jaillir une pensée limpide et transmissible.

Nejmeddine Khaffalah mesure mieux que quiconque l’ampleur et les difficultés culturelles de cette colossale entreprise de modernisation. Maître de conférences en linguistique et civilisation arabe, il a entamé cet immense travail entre linguistique, droit, littérature, didactique et néologie, semble-t-il, depuis toujours. Dès l’enfance.

« Mais il entre dans la carrière par une thèse de 502 pages sur “La théorie du sens d’après ‘Abd al-Qāhir al-Ğurğānī”, thèse où il sur penche sur l’unique penseur arabe classique à avoir abordé une réflexion essentielle à tous les domaines de l’expression écrite en questionnant le concept de ma’nā que l’encyclopédie de l’Islam définit comme étant à la fois : la grammaire, la philosophie et la poésie. »

La clé de lecture structurelle étant elle-même à déchiffrer, Nejmeddine Khalfallah n’aura de cesse d’en établir les logiques pour raccorder les sens à une ère contemporaine qui en a profondément besoin. Il publie beaucoup, dont des ouvrages pédagogiques tels que Les 50 règles incontournables de l’arabe, participe à nombre de colloques, enseigne à Orléans, à la Sorbonne, à Polytechnique, en école de commerce, à l’Institut des langues orientales, à Sciences Po.

Animé par la flamme d’une passion authentique pour les mots et les langues, en érudit de la pensée, il construit des ponts entre les époques et les mondes qui l’ont fait grandir et devenir l’homme qu’il est. Comme une invitation à le rejoindre dans cette compréhension qui rassemble sans jamais dénaturer. Une main tendue d’un côté et de l’autre de la Méditerranée.

Nejmeddine Khalfallah, par Sébastien Di Silvestro ).

L’homme, une hauteur physique, a ces élégances orientales de maintien et de chaleur, de manières accortes, un vernis de respect des autres et de lui-même, mettant en relief les intentions les plus franches. Chacune de ses phrases charrie des mots précis, des mots subtils, des mots en cascades, des mots de vérités mesurées, tressant la dentelle d’une pensée de chacun de ces fils, pour en offrir tous les motifs et donner tout à comprendre dans une limpidité étoffée.

Naturellement, son statut d’intellectuel en fait un héritier des splendeurs de l’Islam classique, si mal connues et trop souvent absentes de la mémoire collective de cette rive de la mer, mais le chercheur se refuse tout discours apologique. Même pour combler ces lacunes d’un hexagone essentiellement instruit des périodes coloniales et suivantes.

Car, d’un pied dans chaque monde il sait que tout discours dans ce sens pourrait servir d’alibi, aux idéologies qui utilisent ces moments d’apogée de l’histoire pour condamner le présent et s’enfermer dans un communautarisme. Soucieux de ces étudiants qu’il repère fragiles, Nejmeddine Khalfallah suit une voie d’entre-deux.

Chercheur, évoluant exclusivement dans la pensée critique, il explique inlassablement que l’arabe s’est aussi développé, comme nombre de langues, des apports du grec, du latin, de l’hébreu et de l’araméen. Ne jamais cacher l’histoire, mais ne jamais l’amplifier. Sur cette ligne seulement, et avec tout ce qu’elle doit contenir d’exigence de soi-même face aux uns comme autres, Nejmeddine Khalfallah peut envisager de mener ses recherches, dont les mécaniques s’insèrent ici et là, pour élargir et éclairer la vision de tous.

Ce vaste travail, Nejmeddine Khalfallah l’a débuté dès l’enfance, à Monastir, en Tunisie. Issu d’une famille de notables religieux étudiant le droit musulman depuis le XIXe siècle, son grand-père avait reçu une formation classique à la grande mosquée de La Zaytūna. Étudiant brillant, il fut l’auteur de quinze ouvrages. Nejmeddine Khalfallah baigne dès son plus jeune âge dans le droit musulman, le soufisme, les sciences linguistiques, la terminologie des dictionnaires. À la mort de ce grand-père, le fils hérite de cette précieuse bibliothèque.

« En pleine période de colonisation, se procurer des livres, alors imprimés en Égypte et en Inde, relevait de la gageure. »

Sans autre source adaptée à l’enfance, pour faire l’éducation de son fils, le père de Nejmeddine Khalfallah lui demande de chercher des mots dans les dictionnaires anciens. Plongé dans ces vénérables ouvrages, il découvre le sens des mots, les strates et cette fabuleuse polysémie qui plantent en lui les graines d’une passion qui ne fera que grandir. Pendant ses études à la Faculté des Lettres et Sciences humaines à Sousse, puis à Tunis, puis en France à l’INALCO, à l’EHESS, il se confronte aux méthodes françaises et aux contraintes de la recherche avec spécialité et donc à tous les piliers de la sémantique moderne. L’étudiant vit alors entre deux mondes, deux références opposées que rien n’unit de prime abord. Issu d’une tradition savante, Nejmeddine Khalfallah, tente de mélanger un peu tout, en cherchant un domaine lui permettant d’englober les méthodologies correspondant à ses recherches.

Agacé par les anciens dictionnaires arabes truffés de mots abscons, de références obscures sans rapport avec la réalité de la Tunisie des années 90, il décide, par ce sentiment de décalage entre termes archaïques et réalité, de travailler sur la terminologie juridique, associant le droit à la lexicologie. Ce choix d’un littéraire désireux de travailler sur les aspects normatifs du droit, révèle déjà l’intention d’utilité de ses travaux. Alors que les lexicographes partaient dans de lointaines escapades en Syrie, à Bagdad ou Yémen pour rechercher le sens des mots anciens, à ajouter aux encyclopédies phénoménales du Xe siècle, Nejmeddine Khalfallah emprunte la voie de la néologie légitimée par une approche juridique. Car, explique-t-il, le droit pénal musulman est qualifié de sévère et le sens d’un mot, quand on applique une peine, revêt tout à coup un caractère beaucoup plus dangereux. À l’époque, une personne pouvait être punie pour avoir tenu des propos diffamatoires. En droit, la notion implique une nuisance faite à la notoriété. Cependant, les juristes étaient perplexes. Le terme de l’arabe classique gdaf qui est utilisé pour « diffamatoire » signifiait jeter, lancer une pierre. Dès lors, comment qualifier le propos ? Quelle pierre ? Qu’est-ce qu’une pierre ? Tous les propos sont-ils diffamatoires ? L’étymologie française en est d’ailleurs assez proche : diffamer, lancer des pics. Après maintes recherches, Nejmeddine Khalfallah découvre que seuls les propos accusant de crimes sexuels seraient diffamatoires. Preuve qu’une polysémie anodine pouvait avoir de graves conséquences.

Nejmeddine Khalfallah mène actuellement des recherches sur les transformations de la sémantique des mots du droit religieux vers un droit positif, dans le but de montrer cet effort de laïcisation sémantique appelé à produire les termes et les notions clés d’un droit positif laïque et contemporain.


The Conversation

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Nejmeddine Khalfallah, Maître de conférences, arabe, Université de Lorraine et Sylvie Camet, Professeure de littérature comparée, directrice de la MSH Lorraine, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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