«Désormais il y a un avant et un après le 17 Octobre» : je ne suis pas fan de ces grandes déclarations péremptoires,  car l’histoire souvent leur donne tort. « Il y aura un avant et un après 2005 » avions-nous dit en 2005. La Révolution du Cèdre  souvent qualifiée alors, de « fondatrice » n’a d’ailleurs même pas été évoquée durant cette révolution, sauf par moi-même. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à celle-ci en reprenant le chemin de la Place des Martyrs. Je n’y ai pas retrouvé son goût, de printemps. La Révolution d’Octobre avait pour moi,  un goût plus triste une certaine nostalgie car elle venait précisément quinze ans après la première – le remake n’a pas la même fougue, cristalline. Elle avait un goût autre, une note acidulée  surtout parce qu’il s’agissait d’une révolution à l’intérieur, entre soi. Cela est moins réjouissant, même quand c’est nécessaire et que c’est porté par un élan de vie, que quand il s’agit  d’une révolution  contre un occupant. Ici le ver était à l’intérieur. L’opération d’extraction ou d’éradication était plus délicate. A l’intérieur, le ver  a des stratégies autrement invisibles. 

 Voir tout le monde fédéré n’était pas une découverte pour moi ; cet état d’amour, j’y étais déjà depuis longtemps, depuis que j’étais revenue au pays. Je n’ai jamais douté  du lien qui nous unissait, de cette appartenance unique et si forte que nous avions, car depuis que j’ai longuement arpenté cette terre, montagne, mer, Sud, Nord, Est, Ouest ; depuis que je l’ai pratiqué du dedans, pour communiquer, pour travailler, pour écrire,  pour le plaisir, je n’ai eu de cesse de constater l’amitié et la proximité en dépit des différences et des disparités. Personne n’a jamais voulu me convertir et je n’ai jamais eu envie de convertir quiconque. Ainsi, n’étaient-ce pas les retrouvailles aconfessionnelles qui me fascinèrent le plus, plutôt ce mouvement de libération,  comme un lourd manteau, celui de la peur, du passé, dont on se défait. Une mue. Cette deuxième peau qui avait couvert la vraie, qui soudain devient croûte, craquèle et tombe, laissant entrevoir la tendreté, la fragilité,  mais aussi la radiance de la vraie.  Tous ces freins ataviques qui nous collaient,  héritage pesant d’une histoire marquée par la violence qui lâchaient… Soudain, on choisissait l’accélérateur plutôt que les freins. Et cela faisait du bien.

Heureuse de ce vent de liberté, enthousiaste de déambuler vers la Place comme à un rendez-vous amoureux, comme avant, du temps où la Place était plus vaste, plus ouverte , pas encore envahie par les constructions des hommes ; mais aussi refroidie au bout de quelques semaines par le chaos, la scansion à satiété des mêmes slogans sans action autre, j’ai craint que l’accélération ne mène droit dans le mur.  L’accélération vers un horizon  suppose une montée en puissance, sinon elle n’est que tressautements. Même les vagues enregistrent des transitions ; je ne voyais pas les transitions, le déploiement, je voyais des à-coups.  Les à-coups sans transition ne permettent pas la narration. J’avais envie de narration, de déploiement. J’avais envie de cette révolution mais elle m’angoissait comme une chose très désirée et précieuse qui se réalise, et dont on est doublement conscient de la fragilité. De l’importance de la soigner et de la grandir car qui n’avance pas recule…

Ainsi, j’ai craint la déperdition d’énergie à camper sur une même position, à se vider de tout son ventre quand le réel demandait de danser, avec son ventre, et parfois d’avancer ses pions. Je rêvais que nous saurions jouer une autre carte, un nouveau jeu ; plutôt que de demander à l’autre de jouer lui, un nouveau jeu avec les mêmes pions, qu’il avait pourtant eu le loisir d’user… Comment pouvait-on espérer autre chose des mêmes, après les avoir conspués?  Ce dont ils étaient capables, ils nous l’avaient montré pendant plus de trente ans ; même si je n’adhérais pas non plus au discours radical, discréditant tout le monde sans distinction aucune – il y avait des individus brillants et intègres  qui avaient une connaissance du système et une expérience à apporter. 

Je désirais une autre carte, plus de nuance. Je désirais que  nous soyons une force de proposition ;  que le temps des propositions vienne après celui des contestations, après celui de l’attente. Apres avoir courtisé la belle, lui proposer. Je rêvais d’une intelligentsia qui se soudait enfin et osait s’avancer plutôt que de reprendre à son compte des leitmotivs insipides glanés dans d’autres révolutions du genre «révolution liquide et transversale»,    Parce qu’une révolution est le fait d’hommes et non d’esprit éthérés ou liquides. Et parce que ce sont précisément des mots qui ont liquéfié la révolution, des mots qui à force d’être répétés se vident de leur sens.

 Oui, la révolution est politique ; et il faut cesser de diaboliser le politique.  Et oui, il faut bien faire de la politique pour pouvoir mener des réformes et changer le système. Et cette première est, dans son acception première, noble tout comme  les élans spontanés de solidarité de la société civile et de la diaspora que l’on a vu se déployer durant cette révolution. Fascinante réactivité, magnifique instinct charitable  qui nous a fait encore plus aimer le pays et comprendre pourquoi on l’aime; insuffisants à eux seuls cependant à imprimer le changement de fonds, au cœur même des demandes des manifestants. Pendant que ceux-ci axaient principalement voir exclusivement leurs propos sur l’abolition du confessionnalisme, je voyais d’autres priorités : l’économique, la justice sociale et l’application du droit. Car je voyais la pauvreté,  je la savais, je sais aussi lire les chiffres et ils ne pardonnent pas. Je savais qu’il y avait des priorités, un ordre des choses. Lorsque les gens ont moins faim, lorsqu’ils se savent protégés, pris en charge par la loi, ils ne votent plus pour tel ou tel autre leader pour une protection éventuelle, maigre, contre une allégeance aveugle.  L’urgence était à l’Etat de droit, la méritocratie et tout ce qui s’en suit naturellement – comme la réduction du clientélisme politique et de la corruption – et à des actions dans ce sens plutôt qu’à la simple abolition du confessionnalisme politique tout de go. Celle-ci viendra par elle-même ; elle appelle une transition pour aboutir au but escompté. 

 Le débat devait être en priorité,  à ce moment-là  ailleurs, dans l’économique, le financier. La diversion dont nous sommes les champions continuait, la corruption aussi, et pas que chez les dirigeants. Le krach économique et financier qui survint, révélait au grand jour des mécanismes et un état d’esprit si profondément ancrés, désespérants.  J’ai vu apparaitre et dramatiquement augmenter en trois mois les premières lignes argentées dans mes cheveux. Le Liban consume.  Mes rais couleur argent vont plus vite que la révolution. Ceci fait signe pour moi.

Aussi, la révolution n’est-elle pas terminée ; encore une fois, elle a été interrompue, celle-ci aussi. En plein chemin. Il semblerait que ce soit une de nos spécialités, l’interruption en plein élan d’amour, et la remise sine die de ces élans, des révolutions, des énergies créatives… Alors oui il y a bien pour moi, un avant et un après le 17 Octobre dans ce sens ou plutôt un avant et un après la révolution d’Octobre. Il y a un constat de lucidité terrifiant. Le désir de ne plus remettre à demain, le désir d’aller à l’essentiel aujourd’hui ; une impatience et une soif de beau et de vérité, de dignité aussi.   La Révolution d’Octobre  a rallumé chez moi ce sentiment d’urgence que j’ai toujours eu dans ce pays surtout au lendemain d’attentats meurtriers, quand je sentais que oui, tout pouvait basculer en une seconde ; que je pouvais perdre un être aimé dans tel ou tel attentat parce qu’il s’exprimait, parce qu’il s’engageait ou juste parce qu’il passait par là. Avec la Révolution d’Octobre parce que j’avais moi-même pris le temps de l’Orient sans m’en rendre compte, j’ai repris ce sentiment d’urgence, ce sentiment d’aujourd’hui, pas de demain  ou en tous cas pas du même.  La Révolution d’Octobre m’a rapproché de moi. Alors je décide de faire ma propre révolution intérieure, parallèle, car je vois comme j’ai été contaminée, par le passé, par ce temps mou et un certain esprit de fatalité. La Révolution d’Octobre, je ne la faisais pas pour après, pour ceux qui viennent après, mais pour moi aussi aujourd’hui, parce que je me sens concernée encore aujourd’hui, parce que j’ai moi-même encore envie de vivre, dans mon pays.  Et au jour d’aujourd’hui où j’écris ce texte, devrais-je corriger : « parce que j’avais encore envie de vivre dans mon pays ». J’espère pouvoir me tenir à ma propre révolution, quitte à ce qu’elle me mène loin de mon pays. 

Texte paru dans Sursauts d’une Nation, aux éditions Calima art

Nicole Hamouche
Consultante et journaliste, avec une prédilection pour l’économie créative et digitale, l’entrepreneuriat social, le développement durable, l’innovation scientifique et écologique, l’édition, les medias et la communication, le patrimoine, l’art et la culture. Economiste de formation, IEP Paris ; anciennement banquière d’affaires (fusions et acquisitions, Paris, Beyrouth), son activité de consulting est surtout orientée à faire le lien entre l’idée et sa réalisation, le créatif et le socio-économique; l’Est et l’Ouest. Animée par l’humain, la curiosité du monde. Habitée par l’écriture, la littérature, la créativité et la nature. Le Liban, tout ce qui y brasse et inspire, irrigue ses écrits. Ses rubriques de Bloggeur dans l’Agenda Culturel et dans Mondoblog-RFI ainsi que ses contributions dans différentes publications - l’Orient le Jour, l’Officiel Levant, l’Orient Littéraire, Papers of Dialogue, World Environment, etc - et ses textes plus littéraires et intimistes disent le pays sous une forme ou une autre. Son texte La Vierge Noire de Montserrat a été primé au concours de nouvelles du Forum Femmes Méditerranée.

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