À gauche, le Dr Fouad Abou Nader venu soutenir la famille de Christelle Adem. À droite, désireux de briser les barrières communautaires, Fady Noun brandit le portrait d’une femme musulmane qu’il ne connaît pas mais dont aucun proche ne pouvait être présent. © Nathalie Duplan - Valérie Raulin
À gauche, le Dr Fouad Abou Nader venu soutenir la famille de Christelle Adem. À droite, désireux de briser les barrières communautaires, Fady Noun brandit le portrait d’une femme musulmane qu’il ne connaît pas mais dont aucun proche ne pouvait être présent. © Nathalie Duplan - Valérie Raulin

À loccasion du 3e anniversaire de lune des plus grandes explosions non nucléaires de lhistoire, une marche avait lieu, ce 4 août, depuis la caserne des pompiers de Beyrouth jusquau port, pour rendre hommage aux victimes et demander justice. Récit.

            Il est des reportages réalisés les larmes aux yeux, la gorge nouée, le cœur serré. Il est des reportages pour lesquels rester sanglé dans ses habits de journaliste est une gageure. Il est des reportages dont les questions paraissent inutiles et les réponses évidentes…

            En ce 4 août 2023, trois ans après l’explosion du port de Beyrouth qui a fait plus de 200 morts et 6 500 blessés, la caserne des pompiers de La Quarantaine (Karantina) vibre au son de la voix de Magida El Roumi. Pendant la guerre, « Ya Beirut », le refrain de Beirut set el-dounia, enflammait la diaspora tant il décrivait le martyre de la capitale libanaise. Aujourd’hui, en d’autres circonstances, il provoque les mêmes frissons.

            Les parents et proches des victimes affluent dans la cour d’où va s’élancer la manifestation. Ils arborent le noir du deuil et brandissent des pancartes à l’effigie de leurs disparus. Les visages portent le masque de la colère, de la douleur ou de la lassitude. Les médias se pressent, les caméras se stabilisent, les micros se tendent. Fidèles à leur mission de secourir, les pompiers distribuent des bouteilles d’eau, ouvrent les marchepieds de leurs véhicules pour improviser des petits bancs et soulager les organismes fatigués.             Dans une indifférence presque générale, des députés ou représentants politiques se mêlent aux anonymes devenus figures populaires depuis qu’ils ne cessent de réclamer justice. Certains vont se recueillir, ou se faire photographier, devant le monument dédié aux soldats du feu. Derrière le drapeau libanais en berne, trône une fresque récente représentant les 10 martyrs de la brigade. Barrée du slogan « Nous ne vous oublierons pas, ô fierté du Liban », elle a été dessinée par Leen, la fille d’un officier, le capitaine Berri.

Les pompiers de Beyrouth ont perdu 10 de leurs camarades le 4 août 2020. © Nathalie Duplan - Valérie Raulin
Les pompiers de Beyrouth ont perdu 10 de leurs camarades le 4 août 2020. © Nathalie Duplan – Valérie Raulin

            Attentif, le capitaine Ali Najem circule parmi l’assistance. Le regard empreint de gravité, la voix posée mais déterminée, il commente : « Nous voulons savoir pourquoi nos pompiers sont morts. La vérité doit surgir : sans vérité et sans jugement, nous ne vivons pas dans un pays, mais dans une jungle. Les Libanais et les parents des martyrs ne resteront pas sans rien faire, ils poursuivront la mobilisation pour que la justice triomphe. Si nous ne rendons pas justice à ces plus de 200 martyrs et 6 500 blessés, mieux vaut quitter ce pays, car cela signifie que nous ne sommes pas capables d’assurer un avenir à nos enfants. Sans justice et sans vérité, le crime se répète. Chacun au Liban attend la vérité et le jugement des responsables de cette monstruosité. Nous voulons connaître la vérité : après, seulement, nous pourrons recommencer à vivre. Cette caserne est ouverte à tous : aux parents de nos amis, à ceux qui les aiment. Nous n’oublierons jamais. Nous n’oublions pas nos camarades, nous voulons qu’ils reposent en paix dans le Ciel auprès de Dieu. »

Le capitaine Ali Najem (photo de gauche), et le capitaine Michel El Murr (photo de droite). © Nathalie Duplan – Valérie Raulin

            Depuis le balcon qui surplombe la cour et jouxte la salle des opérations, le capitaine Michel El Murr reconnaît : « Nous ressentons une tristesse immense aujourd’hui. Et cette tristesse ne va pas disparaître. Nous voulons savoir qui a tué nos collègues. Nous espérons que les juges libanais vont poursuivre l’enquête et déclarer qui a causé cette explosion. Nous n’oublierons pas une tragédie que l’humanité elle-même ne pourra pas oublier. Nous attendons des puissances étrangères, notamment occidentales, qu’elles donnent les images satellites qui permettraient d’établir les responsabilités. »

            L’élan de solidarité qui a suivi la catastrophe du 4 août 2020 a été considérable. Le capitaine profite de chaque occasion pour renouveler ses remerciements aux « collègues français qui sont venus nous aider à rechercher nos camarades disparus, les Pompiers d’Urgence internationale, le Groupe de Secours Catastrophe Français, la Sécurité civile. » Une gratitude qui ne peut occulter les difficultés dans lesquelles se trouvent ces sapeurs : « Pour être franc, nous avons toujours besoin d’aide, de matériel, de formation. La crise économique nous pousse vers le bas. Nous essayons de rester dans nos casernes pour protéger la population et les citoyens à l’intérieur et à l’extérieur de Beyrouth, mais l’appui de la France et de l’Europe nous est nécessaire. »

            Concentré sur le bon déroulement de la journée, le capitaine n’en demeure pas moins halé vers un ailleurs inaccessible à qui n’a pas subi l’horreur du 4 août. Il poursuit : « Au-delà du symbole, cette manifestation est destinée à dire au monde que nous n’allons oublier ni nos morts ni ce qui s’est passé. Nous voulons montrer à tous que nous sommes toujours là, et que nous refusons de mourir. Le Liban est notre pays : nous allons y rester et le défendre. Et nous serons la lumière jaillie de la lueur de la bougie qui éclairera l’ensemble ».

            Soutien indéfectible de la brigade, Marwan Abboud, le gouverneur de Beyrouth, n’a pas manqué de venir réaffirmer son attachement à « ses » pompiers, comme il le faisait précisément le matin de ce funeste 4 août, sans imaginer le drame qui allait se jouer peu après.

            Le cortège s’ébranle. Les sirènes hurlent. La voix de Fairouz fend l’atmosphère de son émouvant Li Beirut sur les notes du célèbre Concerto d’Aranjuez. Un gigantesque drapeau libanais, comme taché de sang, hissé sur un véhicule, empourpre le ciel sur tout le parcours qui conduit à la statue de l’émigré, face aux silos. La charge émotionnelle est palpable. Seuls des petits vendeurs syriens semblent ignorer la solennité du moment. Ils tentent de « commercer » en proposant des boissons ou des colliers de fleurs. En vain. De l’enceinte du port, en contrebas, un petit groupe « dissident » laisse échapper quelques harangues : «des sympathisants du Hezbollah», commenteront certains.

            Assis sur le trottoir, la tête dans les mains, l’écrivain Charif Majdalani est abîmé dans ses pensées. À l’autre extrémité de la manifestation, l’ancien journaliste de L’Orient-Le Jour, Fady Noun, participe à l’événement à titre personnel, par solidarité. À l’écart des caméras, le Dr Fouad Abou Nader salue des familles de victimes par de chaleureuses accolades. Dans la matinée, il était déjà à la caserne, pour témoigner son amitié aux soldats du feu et délivrer un message aux côtés du capitaine El Murr : « Tant que la lumière n’est pas faite et que la justice n’est pas rendue, chaque jour qui passe est un nouveau 4 août. (…) Beyrouth a été frappée en plein cœur, mais ce cœur n’a jamais cessé de battre. »

Le Dr Fouad Abou Nader et le capitaine Michel El Murr. © Nathalie Duplan - Valérie Raulin
Le Dr Fouad Abou Nader et le capitaine Michel El Murr. © Nathalie Duplan – Valérie Raulin
Nathalie Duplan et Valérie Raulin
Grands reporters spécialistes du Liban, Nathalie DUPLAN et Valérie RAULIN sont les auteurs de "Jocelyne Khoueiry l’indomptable" (Le Passeur), "Le Camp oublié de Dbayeh" (Grand Prix littéraire 2014 de L’Œuvre d’Orient), et "Un café à Beyrouth" (Magellan & Cie). Avec Fouad Abou Nader, elles ont publié "Liban : les défis de la liberté", aux Éditions de L’Observatoire. Nathalie Duplan a débuté au Figaro Magazine ; elle est rédactrice en chef de la revue mensuelle Les Annales d’Issoudun et correspondante au Liban du trimestriel Codex. Valérie Raulin a commencé sa carrière au Figaro et a été "accréditée Défense". Également réalisatrice, elle a participé au lancement de la chaîne KTO. Elles sont également les auteurs, aux Presses de la Renaissance, de "Le Cèdre et la Croix", "Tenir et se tenir, entretiens avec Patrick Poivre d’Arvor", "Les Grandes Heures de Solesmes" et "Confidences d’un exorciste".

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