Le Cèdre et le chêne, une réflexion sur la relation franco-libanaise

503

 

Entretien avec Clotilde de Fouchécour, co-directrice (avec Karim Bitar) de l’ouvrage collectif Le Cèdre et le chêne. De Gaulle et le Liban, les Libanais et de Gaulle paru en octobre 2015 aux éditions Geuthner. Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, Clotilde de Fouchécour a présidé de 2010 à 2015 l’association Francophonia Liban – « Le français en partage ».


Jinane Chaker Millelli : Pourquoi ce livre ? Et plus largement, pourquoi avoir choisi ce sujet que l’on aurait pu croire rebattu ?

Clotilde de Fouchécour : « Rebattu », je ne sais pas ; méconnu, c’est une certitude.

Par « pourquoi », on peut entendre : « pour quelles raisons » mais aussi « avec quelle intention ». Concernant le premier volet de la question, je dirais que l’ouvrage part d’un constat et d’un besoin.

Le constat, je l’ai fait au cours de l’été 2010. Je me rendais pour la première fois au Liban pour déterminer si le projet d’ONG visant à favoriser les rapprochements scolaires entre établissements français et libanais, que nous étions plusieurs à porter, correspondait à une attente. Je me suis rendue dans différentes régions du Liban. A ma grande surprise, j’ai été confrontée à une certaine hostilité vis-à-vis de la France, laquelle s’est avérée relever davantage du dépit à l’égard de la France actuelle et de ses choix politiques que de l’hostilité franche. En même temps, j’ai pu constater qu’une seule personnalité faisait l’unanimité : le Général de Gaulle. Deux beaux souvenirs me reviennent à la mémoire : la rencontre avec le Docteur Habib Jammal, dans le cabinet médical duquel, à Baalbeck, était affiché le portrait de de Gaulle de 1942 qu’il tenait de son père, avec sa légende en arabe et en français ; et la rencontre, autour d’une citation de de Gaulle, avec Sœur Hélène Richa, alors directrice pédagogique des établissements des Saints-Cœurs.

De là est née l’idée d’un colloque, lequel s’est tenu le 24 janvier 2014 au Palais du Luxembourg, suivi de cet ouvrage collectif. Karim Bitar s’est joint à cette entreprise éditoriale et m’a permis d’entrer en contact avec Ahmad Beydoun, dont la voix aurait manqué à l’ouvrage. Grâce à Joumana Chahal Timery, j’ai pu par ailleurs rencontrer cheikh Chaar, mufti de Tripoli dont la contribution très riche sur l’attitude du Général de Gaulle en 1967 et 1968 est un apport précieux à l’ouvrage.

(Les deux communications seront bientôt mises en ligne en langue arabe à partir du site de la Fondation Charles de Gaulle, fondation publique à caractère mémoriel et pédagogique.)

Dans sa partie consacrée à la représentation et à l’héritage du Général de Gaulle, le colloque a pu éclairer les raisons de l’attachement de beaucoup de Libanais à la figure du Général. En revanche certaines divergences, voire contradictions sont également apparues. La présence simultanée d’historiens libanais et français – certains plus sensibles ou plus familiers avec la geste du nationalisme libanais et du nationalisme arabe ; d’autres, avec celle de la France Libre -, a fait ressortir les contradictions du « récit national » libanais sur la « bataille de l’Indépendance ». La dénomination même pose certaines questions dès lors que les trois parties – de Gaulle, les nationalistes libanais et les nationalistes arabes étaient tous partisans de l’Indépendance et tous l’étaient depuis les années 30 -. Le différend portait sur le calendrier  et sur la question d’un éventuel traité bilatéral.

Outre cette question, l’ouvrage propose un éclairage sur plusieurs autres points : sur le rôle qu’a joué le séjour du Commandant de Gaulle de 1929 à 1931 au Levant à la tête des Deuxième et Troisième Bureaux (Renseignement et Opérations) sur sa vision ultérieure des mouvements profonds qui agitent la région ; sur la construction de l’Etat libanais et les conditions de la réussite d’un tel projet national ; mais aussi le regard porté depuis le Liban sur la laïcité française. Il apparaît que le rejet dont celle-ci faisait l’objet de la part du patriarcat maronite joua un rôle non négligeable dans le changement d’alliance opéré par ce denier.

Le prisme de la relation de de Gaulle avec le Liban fournit ainsi une « porte d’entrée », certainement pas exclusive, mais en tout cas indispensable pour considérer la relation franco-libanaise aux XXème et XXIème siècles et par conséquent l’histoire libanaise moderne. Cet angle de vue a la particularité, comme le souligne Ahmad Beydoun dans sa magistrale contribution, d’être le point de vue de la « hauteur ». Or « l’avenir du cèdre méconnaîtrait tout autre altitude » ! C’est du moins ce que déclarait l’ambassadeur Camille Aboussouan dans un article reproduit dans l’ouvrage.

En préparant cet ouvrage, j’ai eu le souhait qu’il puisse contribuer à une réflexion sur le sens, (signification et direction) de la relation franco-libanaise. A cette fin, il était important, tout en maintenant une ligne directrice (l’accent mis sur les éléments de continuité), de laisser à l’ouvrage sa polyphonie.

Enfin, nous sommes très heureux de pouvoir faire connaître à des lecteurs français de très belles figures libanaises qui sont aussi de très belles « plumes » : le journaliste Georges Naccache ; Camille Aboussouan… et parmi les contemporains, Michel El-Khoury, Salah Stétié, Ahmad Beydoun et beaucoup d’autres qu’il est dommage de ne pouvoir citer car ils sont trop nombreux. C’est aussi une très grande satisfaction de contribuer à faire connaître les travaux d’historiens comme Jérôme Bocquet, qui signe ici l’article sur la France Libre au Liban, Jean-Marc Fevret, Stéphane Malsagne qui évoque la considération réciproque et même l’amitié de Fouad Chehab et de de Gaulle. Au Président libanais qui lui avait annoncé sa décision de se retirer, de Gaulle répondit le 16 juin 1964 : «Depuis six ans, dans l’unité nationale que vous aviez raffermie, vous avez su, Monsieur le Président, maintenir le Liban dans sa vocation profonde, qui fait de lui un modèle d’équilibre et de mesure au milieu de cette région du Moyen-Orient si souvent troublée, et vous savez avec quel amical intérêt la France s’est toujours attachée à encourager cette vocation. »

Beaucoup d’autres points mériteraient d’être évoqués, mais ce n’est pas le lieu ici. En revanche, une chose est certaine : non seulement il y a beaucoup à apprendre encore sur l’histoire libanaise, même sur des points que l’on croit bien connus, mais il y a aussi beaucoup à apprendre d’elle. J’ai par ailleurs une conviction personnelle, c’est qu’il a encore beaucoup de projets à porter et de combats à mener ensemble, Français et Libanais, au premier rang desquels le combat contre les forces mortifères qui menacent notre liberté, notre diversité et nos vies. Dans sa très belle préface,  Jacques Godfrain, président de la Fondation Charles de Gaulle, écrit : « Chaque étape de l’histoire du Liban oblige à s’interroger sur la raison qui a fait qu’à partir de tant de faiblesses, de divisions, de violences, un pays, un peuple, un État même, miné par la fragilité, a pu continuer à exister. » Nous aimerions que cet ouvrage amène aussi le lecteur à s’interroger sur les raisons qui ont fait qu’en dépit des événements de novembre 1943 l’affinité élective entre la France et le Liban se soit maintenue. Certes, cette affinité s’inscrit de part et d’autre dans des réseaux d’amitiés et d’intérêts multiformes, elle s’exprime en différentes langues, mais elle reste un élément doublement structurant et un gage de pérennité.


Clotilde DE FOUCHECOUR, Karim BITAR (dir.), Le Cèdre et le chêne. De Gaulle et le Liban, les Libanais et de Gaulle. Paris, Geuthner, 2015. 550 pages. 68 €. Disponible au Liban à la Librairie Antoine et sur www.antoineonline.com ; en France, en Europe et ailleurs à partir du site www.geuthner.com (pour la France, les frais d’expédition sont compris dans le prix du livre).

Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

Un commentaire?

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.