Anaïs Ortega Druml, Université de Lausanne

Nous sommes en plein mois de janvier. Il est 7h30 et il fait un froid cinglant dans le camp ou nous nous trouvons dans la vallée de la Bekaa. Nous sommes cinq éducateurs sur place. Muzaffar, un de nos élèves ne porte pas de chaussures et ses pieds bleuis par le froid se balancent par-dessus la banquette du bus. Ce n’est que la deuxième fois que je participe au « projet de l’autobus » qui fait partie des activités éducatives pour les réfugiés syriens, activités imaginées et proposées par l’organisation pour laquelle je travaille, près de la frontière syrienne au Liban.

C’est ici que vivent tant bien que mal la plupart des Syriens qui ont fui la guerre. En effet le Liban est actuellement un des pays qui accueillent le plus de réfugiés au monde (1,5 million de réfugiés d’après les chiffres officiels mais certaines ONG sur place parlent volontiers de 2 millions).

L’organisation SALAM qui signifie paix en arabe a installé son siège ici depuis 2016 et s’efforce d’encadrer l’arrivée de volontaires internationaux dans la région. Les principaux projets qu’elle dirige sont d’ordre éducatif et culturel : cours de soutien scolaire aux enfants et adultes des camps de réfugiés, activités musicales et sportives organisées dans un centre communautaire, cinéma itinérant, etc.

D’autres importantes ONG internationales offrent leur soutien en termes d’aide médicale ou de distribution de vivres mais si la vie quotidienne des déplacés est une lutte permanente pour la survie c’est également une bataille constante contre l’ennui et le vide, l’attente qui s’impose parmi une population majoritairement au chômage dont la situation semble totalement sclérosée.

Une photo d’Issa Touma.

Portraits photo des habitants d’Alep

Autour de nous il n’y a que des baraquements en toile et la boue, au loin j’aperçois les champs d’oliviers, les vignobles et les montagnes qui marquent la frontière avec la Syrie. Je pense aux images que les médias relaient sur le pays et ses villes éventrées. S’arracher à ce matraquage médiatique n’est pas chose facile mais je m’efforce de superposer dans mon chiasma optique le travail d’Issa Touma.

Issa est un photographe et commissaire d’exposition à Alep que j’ai rencontré en 2017 à Madrid ou il présentait son court métrage 9 Days – From My Window in Aleppo. Nous sommes alors en 2012 et il filme depuis sa fenêtre le conflit entre « l’armée libre », qui n’avait de libre que son nom et celle de Bashar Al-Assad. Neuf jours pendant lesquels le temps est suspendu derrière les persiennes de son appartement d’où il filme le conflit qui s’est installé dans sa rue. Issa, qui a pourtant de bonnes raisons de craindre pour sa vie, semble parfois se résigner à cette nouvelle réalité ; pourtant, ce n’est pas un spectateur passif et il filme jour après jour ce témoignage de guerre. C’est une expérience qui semble dessiner un autre ordre du temps ou le présent semble jouer le rôle principal.

Issa s’en est sorti. Il a dû partir se réfugier en Europe mais a pris, dès que possible, le chemin du retour. Dans Notes from Aleppo, son plus récent travail, il raconte à travers une série de vidéos la vie qui reprend tant bien que mal dans sa ville. Ce sont les portraits des habitants qui sont restés et de ceux qui ont choisi de revenir dans la cité éventrée, en ruines.

Depuis 2017, 500 000 personnes sont retournées à Alep, une ville qui avant la guerre comptait 2,1 millions d’âmes. Parmi ceux qui sont restés au Liban, par peur d’être assimilés aux « rebelles » à tort ou à raison, où par crainte que leurs enfants soient enrôlés de force dans l’armée régulière il y a les gens qui nous entourent dans ce camp. Plantées là, au milieu de cette vallée, au pied des montagnes, si près de leur pays leurs petites bicoques s’agitent sous mes yeux, et l’épaisse fumée des sobias (poêle en fonte utilisée pour chauffer les tentes) qui s’en dégage est à jamais gravée dans ma rétine.

Musique et cohésion sociale

Ces territoires peuvent stimuler les mélanges interculturels mais sont également des espaces conflictuels où les inégalités entre les populations sont importantes.

Ainsi la vallée de la Bekaa est devenue pour les Syriens qui s’y sont récemment installés un lieu de transit permanent et de ségrégation, un espace qu’ils ne peuvent s’approprier et ne peuvent pas non plus quitter. Nous sommes loin d’un espace fantasmé de libre circulation, de rencontre, d’échange.

Tout porte à croire que la créativité n’a pas vraiment sa place ici, que dans ces circonstances la pratique d’activités artistiques est un luxe difficile d’accès. Pourtant la pratique de l’imagination devient primordiale, de manière individuelle mais également collective, non pas dans une tentative d’échapper à la réalité à travers un projet purement esthétique mais plutôt à la recherche d’expériences collaboratives. Encore faut-il trouver cet espace physique, mental et stimuler l’exploration sensorielle dans un contexte aussi difficile.

Le projet Sounds of Change. https://www.soundsofchange.org/

Lucas Dols est doté de cette infinie énergie nécessaire à l’organisation de projets artistiques participatifs pérennes. Il a créé Sounds of Change, un projet pédagogique et une expérimentation utopique. C’est à la fois un travail local et une expérience transnationale. L’organisation est présente au Liban mais également en Jordanie, en Palestine, en Hollande, en Turquie, en Grèce, au Canada, en Inde et en Ukraine.

Sounds of Change utilise la musique comme vecteur de changement, pour créer des liens et simuler l’inclusion sociale, l’empathie, la collaboration et la créativité. Dans ces ateliers de musique s’établissent des dialogues entre les sons et les mouvements. Nul n’a besoin d’être musicien : il s’agit d’explorer son moi musical, d’apprendre à s’écouter mais aussi à écouter les autres.

J’ai vu Lucas pour la première fois à Tanayel après une longue journée de travail et il secoue ses interlocuteurs dès les premières minutes. Je me souviens avoir participé avec un peu d’appréhension à un de ses ateliers. Nous étions une dizaine d’adultes, dirigés par un chef d’orchestre improvisé, une audience participative et co-productrice. Petit à petit, l’étrange cacophonie est devenue musique, un surprenant exercice empreint d’une complexe et enivrante dynamique affective, une forme d’art participatif qui transcende l’aspect purement esthétique et devient un exercice d’organisation sociale et symbolique.

Par la suite, j’ai vu le travail d’Ahmed, membre de l’organisation auprès des enfants des camps. Plusieurs fois par semaine, il organise une chorale dans un centre communautaire de la région : l’enseignement de la musique permet alors de faire ressurgir les blessures, les traumatismes de la guerre se révèlent et ce qui était invisible devient alors visible.

Tricoter les jours

Ici, comme en Syrie l’attente fait partie du quotidien. Il existe donc un espace temporel pour ce genre de projets. On oublie d’ailleurs trop souvent cet aspect de la guerre lorsque l’on vit en temps de paix : l’attente perpétuelle et l’espoir de meilleurs lendemains, sans vision précise du futur.

Que faire lorsqu’il n’y a rien à faire, rien d’autre que le quotidien qui consiste à survivre tant bien que mal dans une vie qui ne nous appartient plus vraiment ? Le temps est comme suspendu. Il n’est pas facile de se représenter cette idée de vacuité qui s’infiltre partout.

L’artiste syrienne Diana Jubi a eu l’idée de créer une sorte de calendrier textile. Elle tricote jour après jour depuis le début de la guerre une écharpe qui lui sert de calendrier. Cette longue étoffe n’a d’autre fonction que d’être une sorte de témoin du temps qui passe. C’est une activité qui nous est familière, concrète.

Pour ceux qui n’ont jamais connu la guerre ni vécu dans l’exil forcé, pouvoir ressentir cette attente c’est commencer à percevoir une autre réalité.

Les pratiques artistiques qui se nourrissent du monde réel tentent de provoquer un débat ou un changement. Elles réfutent à la fois la militance traditionnelle et les conceptions purement mercantiles, formelles et narcissiques de l’art contemporain et comme l’artiste Tania Burguera sont en désaccord avec l’hypothèse occidentale que l’art n’a pas de fonction

Ces approches artistiques intègrent une dimension affective à leur travail et c’est une arme à double tranchant. D’après la chercheuse Sara Ahmed qui travaille sur les questions de genre et du post-colonialisme, les émotions ont des implications politiques, elles ont un pouvoir affectif créateur de changement social et peuvent être employées à bon ou mauvais escient. Les « artivistes » préconisent eux aussi l’utilisation de l’émotion comme une tactique (à court terme) ou comme une stratégie (à long terme) pour l’action politique, pour eux l’affect a de l’effet.

Le rapprochement entre art et activisme semble plus d’actualité que jamais, il suffit pour cela de jeter un coup d’œil aux choix curatoriaux des institutions et organisations culturelles, des thématiques des grands concours d’art, biennales, prix, appels à projets, et publications sur le sujet dans le monde académique.

Se réapproprier l’art et adopter des stratégies esthétiques inclusives et démocratiques pour stimuler le changement social et politique ne relève pas de l’utopie, c’est une réalité qui se développe à grande vitesse et qui prend les formes les plus inattendues. Entre temps, dans la Bekaa, les familles attendent sans savoir comment ni dans combien de temps leur situation évoluera ou empirera, elles sont à la merci d’un contexte politique qui les dépasse. Il s’agit de ne pas céder de terrain à l’indifférence et créer des espaces sensibles à travers le travail d’artistes pour donner à ces personnes une place et donc une voix.

Anaïs Ortega Druml, PhD researcher art, activism and migration, Université de Lausanne

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