En un intervalle de dix mois, c’est la seconde fois que le sénateur Joseph Lieberman s’invite en Tunisie. Sa première visite en compagnie de M. John Mc Cain, durant le mois de février faisait suite à celle très controversée du secrétaire d’État adjoint américain pour les Affaires du Proche-Orient, Jeffrey Feltman. A l’époque, les dirigeants actuels encore dans l’opposition, et avaient décrit cette visite comme une intrusion dangereuse dans les affaires internes de la Tunisie.
Cette fois, le sénateur Lieberman a été reçu par Moncef Marzouki, Président de la République en personne, Mohamed Jebali, Premier ministre, Mustapha Ben Jaaffar, Président de l’Assemblé constituante et Rafik Abdessalem, ministre des Affaires étrangères (au passage Lieberman a précisé qu’il rencontrait ce dernier pour la première fois… ??) . Qu’est-ce qui a changé depuis sa précédente visite ? Pourquoi M. Lieberman, si décrié hier, est-il reçu avec tous les honneurs aujourd’hui ?
Joseph Lieberman, plus influent que Lee Rosenberg Au mois de juin 2011, le Jerusalem Post a publié la liste des 50 juifs les plus influents du monde. Joseph Lieberman y figure en 34ème position, juste avant Lee Rosenberg, le président de l’AIPAC – lobby juif des USA – qui figure en 36ème position. Ce que le Jerusalem Post définit comme « influence » est le pouvoir d’intervention de ces personnes dans l’élaboration de la politique étrangère des Etats-Unis, imposant la protection de l’entité sioniste comme la première priorité de cette politique.
Sur le plan du soutien à Israel, Joseph Lieberman, juif orthodoxe pratiquant, est connu pour son adversité à l’Islam et son refus catégorique à toute possibilité de compromis avec les résistances palestiniennes, irakiennes ou afghanes qu’il considère comme des mouvements terroristes. A ce propos, son soutien farouche à Georges W. Bush lors l’invasion de l’Irak, lui a valu de perdre les primaires dans la course à l’investiture de 2009.
Initiateur de plusieurs visites de solidarité à Israel, Lieberman n’a, à ce jour, jamais condamné les colonisations. Au contraire, considérant les constructions juives en Cisjordanie légitimes, il a été parmi les premiers sénateurs à fustiger le Président Obama qui, en 2010, avait osé critiquer la politique expansionniste d’Israël.
Voilà pour le personnage. Maintenant que vaut l’honneur de cette visite à la Tunisie ?
Lors de sa conférence de presse, Joseph Lieberman s’est dit « impressionné par la stabilité du pays et le travail du gouvernement par intérim, également par la tenue d’élections crédibles et la constitution d’une coalition courageuse aux commandes du gouvernement ». Si l’on s’en tient à ses déclarations, le sénateur serait venu apporter son appui à la révolution tunisienne et exprimer son désir de voir les relations économiques et stratégiques américano-tunisiennes se développer pour se transformer en partenariat équilibré et profitable aux deux pays.
Lieberman s’est dit convaincu que la Tunisie est le pays arabe où la révolution est le plus susceptible de répondre aux attentes populaires. Selon lui, ce serait même une « « honte pour les Etats-Unis si nous ne soutenions pas la transition démocratique ». Dès son retour dans son pays, il a promis de défendre le dossier de la Tunisie auprès du gouvernement américain, la présentant comme un environnement favorable aux investissements.
Le Congrès américain vient d’ailleurs d’approuver une garantie bancaire qui permettra à la Tunisie de bénéficier de prêts à taux réduits. Lieberman s’est félicité de cette mesure qui vient « s’ajouter aux fonds d’investissements déjà constitués et au renforcement de l’assistance militaire américaine qui a permis de garantir la sécurité du peuple tunisien ».
Il a également encouragé les jeunes Tunisiens à s’inscrire dans les universités américaines pour y poursuivre leurs études supérieures et bénéficier d’un enseignement de haut niveau.
Sur le chapitre de l’Islam, le sénateur a fait part de sa sérénité, allant jusqu’à se porter défenseur de cette religion pour laquelle qu’il n’a pourtant jamais caché son aversion. Selon lui l’islamisme politique est un « large spectre qui ne contient pas que des fanatiques » et les dirigeants d’Ennahdha qui n’ont pas cessé d’affirmer qu’il n’existe aucune opposition entre Islam et démocratie, Islam et droits de la femme ont tenu leurs promesses jusqu’à présent » .
Les échanges de M. Lieberman avec M. Rached Ghannouchi semblent avoir porté leurs fruits et le Cheikh a surement réussi à convaincre ce fervent défenseur d’Israel de ne pas s’inquiéter de la présence d’un parti islamiste à la tête du gouvernement tunisien.
Une visite d’inspection
Cette affluence de sénateurs et de politiques américains, tous plus sionistes les uns que les autres, vers la Tunisie post élections ne peut laisser indifférent.
Le 14 novembre, Mohamed Jebali avait reçu une délégation composée des membres de l’AJC – Comité juif américain – venue s’enquérir auprès des membres d’Ennahda sur l’éventualité d’inscrire le refus de toute relation avec l’entité sioniste dans la nouvelle constitution de la Tunisie. Puis est venu le tour de M. Rached Ghannouchi de se déplacer à Washington pour aller rassurer les Etats-Unis à ce propos à travers plusieurs conférences qu’il a tenues au Washington Institute for Near East Policy (think tank fondé par Martin Indyk, un membre de l’AIPAC).
Au final, on comprend la sérénité de Joseph Lieberman. Il semble que l’arrivée au pouvoir des membres de la confrérie des Frères Musulmans dans les pays du Printemps a de quoi le rassurer en ce qui concerne Israel.
Même Israel semble rassuré. Il y a quelques jours, le journaliste Rob Bin Yshay a conclu l’un de ses articles sur Yediot Aharonot en rassurant les Israéliens, très inquiets de la montée des Frères musulmans. Selon l’auteur, l’avenir d’Israel demeurera rose tant que les Islamistes seront au pouvoir. Toujours selon Rob Bin Yshay, dans cette éclosion de tendances politiques dans les pays arabes, les Islamistes sont la tranche politique la plus pragmatique et la moins dangereuse en ce qui concerne Israel. Il ne fait pas erreur.
Lors de son dernier passage au Caire, le secrétaire d’État adjoint américain pour les Affaires du Proche-Orient, Jeffrey Feltman, a révélé que le deal conclu entre les États-Unis et la Confrérie des Frères musulmans se base essentiellement sur la normalisation des rapports des deux parties mais également et surtout sur l’engagement de la Confrérie à respecter les constantes liées à la sécurité de l’État hébreu et les accords de Camp David.
Ce n’est donc pas un hasard si dans tous les pays arabes où ont eu lieu des élections cette année, ce sont toujours les Islamistes qui se sont retrouvés en tête de liste pour former des gouvernements. Il ne fait plus de doute que c’est aux Etats Unis, par le biais de leurs alliés du Golfe que les Frères Musulmans doivent cette ascension autant fulgurante qu’équivoque.
Virage à 180° réel dans le mode de pensée et d’action des Islamistes, dont Ennahda, ou simple tactique pour contourner un veto américain qui les aurait empêchés d’arriver au pouvoir ?
Dans le premier cas, il est surprenant qu’Ennahda et avec la troïka qui avaient fait du problème palestinien l’un de leurs principaux fonds de commerce, renient d’un coup leurs convictions, sans tenir compte de l’opinion de leur base. Est-il possible qu’après avoir déclaré Israel ennemi public N° 1 et prôné le jihad à son encontre, après avoir si vivement critiqué les dictatures alliées dans le secret d’Israel, Ennahda et ses alliés au pouvoir se placent sous l’aile des Etats-Unis, principal allié d’Israel et celle de Qatar, autre ami notoire d’Israel ? Mauvaise appréhension de la symbolique du conflit israélo-palestinien dans le psychique des foules arabes ou forte conviction en leur capacité à changer la vision de ses partisans ? Quel que soit le choix, sur ce point précis, le gouvernement ne pourra que sortir perdant. Jamais les peuples arabes n’accepteront de compromis avec Israel. Si tel était le cas, les présidents Sadate et Moubarak auraient réussi à les faire changer d’avis avant Rached Ghannouchi et ses colistiers. .
Il est inutile de se précipiter à condamner un gouvernement qui, chaque jour, offre aux Tunisiens une nouvelle lecture de sa vision des rapports avec Israel. Même si des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer l’ambigüité de cette attitude, il faut attendre l’issue de la crise syrienne pour décider. Du sort du dernier bastion arabe contre la normalisation avec Israel va dépendre l’avenir politique d’Ennahda et de ses alliés.
En attendant, on notera qu’en février 2011, après leur visite à Tunis, les deux sénateurs M. John Mc Cain et Joseph Lieberman s’étaient rendus en Israel. Lors d’une conférence de presse à Jérusalem, ils avaient déclaré qu’ils avaient “cessé de reconnaître Kadhafi comme le président de la Libye”. De nouveau après Tunis, M. Lieberman s’est rendu en Israel. Il est intéressant de constater que cette fois, il s’est bien gardé de porter son choix sur un chef d’état arabe précis pour déclarer « qu’il ne va plus le reconnaitre comme président de son pays ».
Fatma BENMOSBAH – Taamul.net