En moins d’une semaine, à travers la musique et à cause des passions irrationnelles des hommes, tout a basculé.

Tout d’abord, aux environs de Baalbek, cité du soleil, un chanteur fort talentueux et doué (on peut retrouver la prestation incriminée en vidéo en ligne), membre d’un clan, chargé d’animer une noce traditionnelle, tire sur l’auditoire, à cause d’un malentendu ou d’une mauvaise interprétation, d’une répartie folklorique improvisée dont les paroles sont contestées, par une personne présente, membre d’un autre clan influent. 

Il s’ensuit une fusillade où décèdent dans la panique générale le chanteur et son frère d’une part, le père du contestataire de l’autre avec des blessures très graves pour l’épouse de l’oncle ainsi que le contestataire lui- même et sa sœur. Une vraie boucherie qui contraste avec la beauté limpide du chant folklorique (maoual)typiquement libanais et qui transforme les noces blanches en noces sanglantes. Tout le monde était armé comme si le diable s’était glissé parmi les convives. 

Le lendemain, aux funérailles du patriarche décédé, l’imam issu du même clan a appelé à la réconciliation et au pardon pendant que le gouverneur de la région, représentant de l’Etat déplorait sur Facebook la régression à des mœurs médiévales et l’abandon de la loi et de la raison.

 Tout cela se déroule à proximité du site si merveilleux de Baalbek, classé au patrimoine mondial de l’Unesco et lieu d’un festival prestigieux international, premier du genre créé en 1956, qui fit connaître le Liban au-delà de ses frontières.

Le sarcophage d'Ahiram est hébergé par le Musée National de Beyrouth dont il est l’une des pièces majeures.  Datant du début du Ier millénaire av. J.-C., et destiné à recevoir la dépouille d'Ahiram, roi de Byblos, ce sarcophage, composé d’un bloc de calcaire, comporte une inscription qui est le plus ancien exemple écrit à l'aide de l'alphabet phénicien sur son couvercle  Crédit Photo: François el Bacha, tous droits réservés.
Le sarcophage d’Ahiram est hébergé par le Musée National de Beyrouth dont il est l’une des pièces majeures. Datant du début du Ier millénaire av. J.-C., et destiné à recevoir la dépouille d’Ahiram, roi de Byblos, ce sarcophage, composé d’un bloc de calcaire, comporte une inscription qui est le plus ancien exemple écrit à l’aide de l’alphabet phénicien sur son couvercle Crédit Photo: François el Bacha, tous droits réservés.

Durant cette même semaine, un autre festival international de musiques se trouva bouleversé : celui de Byblos, autre site classé au patrimoine de l’humanité, dont le nom a donné le mot Bible, deuxième plus ancienne ville toujours habitée depuis sa fondation (5000 ans avant J.C), lieu où fut découvert le sarcophage d’Ahiram (1100 avant J .C sur lequel on a pu déchiffrer le premier alphabet phonétique, géniale invention des phéniciens et première révolution de la communication dans l’histoire de l’humanité .

Cet alphabet est l’ancêtre de tous les alphabets modernes : grec, latin, cyrillique (occident) et araméen, arabe et hébreux (orient) et est inscrit à l’Unesco sur le registre de la mémoire du monde. 

Ce festival a dû annuler un concert cible d’une campagne de désinformation, de récupération politique et de terrorisme intellectuel. Il s’agit d’un boys band très talentueux (Machrouh Leila) qui existe depuis plus de dix ans au Liban et est aujourd’hui internationalement connu. Un de ses membres ayant reproduit sur son compte personnel, en 2015(retiré depuis) un article illustré par la vedette iconique Madonna en Vierge Marie. Une de leurs chansons innombrables comportant par ailleurs, une ou deux phrases confuses ou ambigues, qu’ils s’étaient engagés à retirer de leur répertoire. Cette chanson avait été déjà présentée à plusieurs festivals au Liban (Amchit, Byblos, Baalbek) …

Après une réunion avec l’évêque maronite monseigneur Michel Aoun (homonyme du président, père de tous) nous avons pensé que le malentendu serait dissipé, l’église maronite nationale ayant toujours prôné le dialogue et l’ouverture et pouvant dans son infinie sagesse dépasser cet incident et encadrer grâce à sa bienveillance, sa capacité d’écoute et sa modernité.

Certes la dimension transgressive et militante de ces quatre créateurs à peine trentenaires peut avoir existé mais elle n’était pas de taille à justifier une telle violence verbale et psychologique disproportionnée et elle ne menaçait ni les institutions étatiques, ni la paix civile, ni l’autorité morale de l’église maronite.

Notre vénérable église maronite, visionnaire et sage dont nous sommes très fiers et qui a été garante durant des siècles des libertés publiques et des lumières de la raison ne devrait pas se laisser entraîner dans une attitude passionnelle, intransigeante et inquisitrice.

Elle a les moyens de se faire entendre et de se faire respecter par le dialogue face à des artistes qui ont montré par leur communiqué qu’ils aimaient leur pays et qui ont formulé des regrets d’avoir pu blesser ou choquer. On ne brutalise pas les personnes dont on a la charge surtout qu’il n’y avait pas péril en la demeure.

 Il fallait remettre les choses dans leur contexte et ne pas traumatiser toute une génération et une large proportion de l’opinion publique, en clivant et en ostracisant. L’annulation du concert « par crainte de l’effusion de sang » est un aveu d’échec pour l’Eglise maronite et un aveu d’impuissance pour l’Etat Libanais.

On ne livre pas une population pacifique et un festival international aux règlements de comptes et à la loi de la jungle. Les responsables doivent sécuriser, encadrer, garantir les libertés.

A moins de vouloir interdire tous les festivals et établir à l’usure un régime totalitaire qui asphyxie et assassine la créativité, la joie de vivre et la musique et qui rappellerait des idéologies moyenâgeuses environnantes et envahissantes. 

Certes ce qui est culturel est politique et ces incidents révèlent un mal être de plus en plus profond dans la société libanaise où les radicaux prennent le dessus sur les libéraux et où la perte identitaire devient quasi obsessionnelle. Ce qui nous conduira inéluctablement vers la guerre civile ou la dictature et ce n’est pas l’annulation d’un concert de festival de musiques qui arrêtera la dégringolade.

Ce pays doit se définir pour continuer à exister. On ne peut pas être dans des modèles contradictoires. Faire appel à l’Occident pour nous sauver et en même temps dénoncer les valeurs démocratiques. Faire appel à l’Orient pour également nous sauver et en même temps le bafouer et le dénigrer…Il faut avoir la politique de ses moyens car le monde nous observe et surveille « ce miracle libanais » modèle de convivialité et de tolérance que nous prétendons exporter.

Entre une noce qui finit en tuerie pour une répartie musicale folklorique malencontreuse ou maladroite et un concert d’un festival international qu’on annule pour deux ou trois phrases confuses par crainte d’une effusion de sang, il y a une dose de violence quotidienne physique et verbale qui ne cesse d’augmenter et qui traduit notre détresse intellectuelle et notre perte de repères. 

Heureusement que la musique est toujours là pour nous guérir de nos blessures et apprendre à survivre à nos passions et à nos peurs.

1 COMMENTAIRE

  1. Bravo M. Rizk, j’ai beaucoup apprécié votre article, parfois impertinent, qui dénonce très justement certains travers de la société libanaise.

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