Ironiquement, la signature par les ministres libanais, syriens et jordanien du contrat d’achat d’électricité de Jordanie et de transit via la Syrie s’est déroulée dans l’obscurité en raison d’une panne de courant. Il ne s’agit pas là d’une situation nouvelle puisque le Liban souffre d’une pénurie de production depuis 1984 alors que même le pays des cèdres traversait une guerre civile.

Pourtant à l’époque encore, l’Electricité du Liban était encore financièrement bénéficiaire jusque dans les années 1990, lors que les autorités locales ont décidé d’indexer les tarifs de l’EDL sur ceux d’un baril de pétrole à 20 USD.

Avant la crise économique actuelle, alors que le coût de production d’un kilowatt d’électricité était de 17 cents, il était ainsi revendu aux consommateurs locaux à 9 cents, poussant l’EDL à des déficits financiers chroniques, précédemment quelque peu compensés par l’absence d’investissement dans les structures mais surtout par la mise en place d’un programme de rationnement.

Cette situation s’est encore dégradée depuis la détérioration de la livre libanaise face au dollar au marché noir depuis 2 ans, celle-ci ayant perdu plus de 94% de sa valeur par rapport au billet vert amenant à la détérioration encore plus rapide des déficits de l’EDL. On peut estimer aujourd’hui que le kilowatt/heure coûte désormais au Liban moins d’un cents même au taux de parité du marché noir. Pour autant, il n’y a pas d’électricité pour en profiter.

En effet, le programme de rationnement a, par conséquent, vu ses heures étendues jusqu’à atteindre aujourd’hui 2 heures de courant seulement par jour suite au recours du bloc parlementaire des Forces Libanaises accepté par le conseil d’état interdisant au ministère des finances de fournir les avances nécessaires à l’achat de fioul par l’EDL en mars dernier. Le départ des barges turques avait en été encore fini par aggraver la situation, réduisant encore plus les capacités de production locales déjà impactées par la pénurie de fioul.

Ainsi, si la capacité de production maximale de l’EDL atteint environ 1900 Mégawatts, elle n’atteint en réalité aujourd’hui qu’un peu plus de 500 mégawatts, un chiffre tout juste suffisant pour maintenir une intégrité relative du réseau de distribution, cependant quelques fois impactés par des black-out totaux. Quant à la demande actuelle, elle atteint plus de 3000 mégawatts, la différence étant souvent compensée par des générateurs de quartiers qui eux-aussi ont instauré généralement des heures de rationnement en raison de l’augmentation des prix du fioul.

Interview de François El Bacha diffusée par RT France, le 26 janvier 2022

Des pertes pour l’EDL et des profits pour la mafia des générateurs

Enfin, côté financier, les avances de l’EDL depuis 1997 se montaient à environ 1.2 à 2 milliards de dollars par an soit 40% de la dette publique, un chiffre à comparer aux 3 milliards de dollars de profits attribués à la mafia des générateurs de quartiers, des personnes généralement proches d’hommes politiques qui bénéficieraient en retour d’une partie des dividendes.

Ainsi, en 2020, le ministère des finances avait indiqué que depuis 1997 et la mise en place de ce tarif, plus de 20 milliards de dollars ont été avancés par le Trésor à l’EDL en vue de permettre l’achat du fioul nécessaire au fonctionnement des centrales électriques.

Quant au coût économique, certains avancent le chiffre de 40 milliards de dollars, généralement repris par des instances internationales sans qu’on connaisse en réalité si leur méthode de calcul prend en compte l’achat de carburant aux générateurs, ou la différence ou d’autres paramètres. Ce chiffre est d’ailleurs entendu régulièrement dans l’échange de certaines accusations à caractère de pugilat politique aujourd’hui alors que, paradoxalement, tous les partis qui se sont succédés depuis 25 ans sont au final responsables de la situation, du Courant du Futur qui, outre le Grand Sérail dans les années 1990, 2000 et 2010, détenait longtemps le ministère des finances ou le ministère de l’énergie avant 2006, le Courant Patriotique Libre à la tête du ministère de l’énergie depuis 2009 ou encore le mouvement Amal, dont des responsables ont occupé un certain temps le poste de ministre de l’énergie dans les années 1990 ou qui sont aujourd’hui à la tête du ministère des finances depuis 2014. Ces partis sont d’ailleurs tous accusés d’être en partie liée à cette mafia des générateurs ou des carburants ou d’être impliqués dans différents scandales comme ceux des barrages hydrauliques.

Dans la foulée de la conférence CEDRE, un plan “Electricité” avait été mis en place pour rétablir un courant 24 h sur 24. Ce plan était en partie déjà financé par la Banque Mondiale, les autorités libanaises indiquant demander pour cela un prêt de 400 millions de dollars. L’institution internationale exigeait déjà à l’époque un rééquilibrage des tarifs de l’électricité publique pour équilibrer les comptes en contrepartie de l’obtention de ce prêt.

En effet, dès l’époque, on soulignait que l’EDL devait au moins équilibrer son budget, notamment via une politique d’investissement pour améliorer la distribution et augmenter la capacité de production de l’Electricité du Liban qui se montait à 1900 mégawatt à plus de 3 500 mégawatts avec la construction de 6 nouvelles centrales, soit la demande maximale actuelle. L’un des principaux objectif de ce plan – outre le fait d’augmenter la capacité de production – est de diminuer le déficit public causé par l’Electricité du Liban. 

D’autres propositions avaient alors également circulé, comme une privatisation partielle de la distribution et de la facturation des services de l’électricité publique, qui sont pourtant les 2 secteurs profitables, un peu à l’image de ce qui s’est passé avec l’Electricité de Zahlé (EDZ) ou de Jbeil, l’Etat gardant à sa charge la production qui est le principal foyer de perte, peut-être pour l’attribuer à certaines entreprises en BOT (Build Operate Transfert).

Des pénuries aux conséquences humaines catastrophiques depuis 2021

Aujourd’hui, les pénuries de courant ont effectivement un coût en terme de perte d’opportunité d’une part mais qui était toutefois peut-être compensée par le prix risible du kilowatt d’électricité public mais également aujourd’hui un coût humain qu’il s’agit de souligner.

Les pénuries d’électricité entrainent effectivement un effondrement de ce qui reste des services aux personnes. Comme on a pu le constater ces dernières semaines des services nécessaires ont vu leur fonctionnement être interrompu comme les services téléphoniques dont les stations fonctionnent sur générateur, comme les hôpitaux publics et privés, comme l’illustrent les multiples alertes des structures hospitalières durant l’été face à un possible arrêt des respirateurs artificielle mais aussi depuis et manière de plus en plus urgente aujourd’hui, la distribution d’eau qui est interrompue depuis samedi dernier à Beyrouth et dans les localités aux alentours de la capitale, les stations de pompage ne disposant pas de générateurs.

Ces incidents interviennent en dépit des multiples mises en garde de la communauté internationale qui annonçait qu’une telle situation pouvait advenir si rien n’était fait en temps et en heure. L’ONU avait même tenté de mitiger les effets des pénuries en son temps.

Des solutions, oui mais …

Résoudre aujourd’hui une situation aussi critique ne s’improvise pas du jour au lendemain. On ne peut pas résoudre d’une part les problèmes financiers de l’EDL ou construire des centrales en quelques mois d’autant plus que l’aide internationale est conditionnée à des appels d’offre transparents, ce qui a été loin d’être le cas depuis l’affaire d’un appel d’offre écarté lors du premier gouvernement Rafic Hariri sur fond d’une demande de commission de 50 millions de dollars de la part du premier ministre assassiné. Cette affaire avait amené à la démission du ministre de l’énergie à l’époque, George Frem qui refusait qu’une telle commission soit versée.

Depuis chaque marché public – notamment celui de l’achat de fioul à destination des centrales électriques puisqu’une enquête est en cours à ce sujet – a été marqué par des soupçons de rétro commissions dans le domaine de l’énergie sans qu’une solution pérenne ne soit au final proposée et encore moins être mise en oeuvre.

Le recours au gaz égyptien

Face à l’urgence, alors que le Hezbollah et l’Iran ont rapidement proposé l’envoi de tankers à destination des centrales électriques libanaises financées via des livres et non des dollars, les Etats-unis ont répliqué en proposant la réactivation du gazoduc arabe, cela afin d’alimenter la centrale électrique de Deir el Ammar au Nord du Liban à un coût moindre que celui du fioul. Par la suite, il est question d’étendre le Gazoduc arabe pour alimenter la centrale de Zahrani au Sud Liban, sans qu’on en connaisse ni les moyens à mettre en oeuvre, ni le financement et encore mois les délais nécessaires.

Des interrogations portent également sur la capacité de l’Egypte qui ne réussirait pas à répondre à son propre marché interne de fournir suffisamment de gaz au Liban. Le Liban devrait ainsi recevoir 650 millions de mètres cube de gaz par an, permettant la production de 4 à 6 heures supplémentaire d’électricité en fin d’année puis aujourd’hui dans les 2 premiers mois de l’année 2022, indiquait en décembre dernier, le premier ministre Najib Mikati… une promesse restée vaine jusqu’à présent.

Et à l’électricité jordanienne

Parallèlement, le deuxième volet s’articule aujourd’hui de l’offre de la Jordanie de permettre l’achat d’électricité. Point commun entre le gaz égyptien et l’électricité jordanienne, les 2 ressources devront passer par la Syrie. Pour cela, le Liban devra également bénéficier d’une exemption américain du CAESAR Act, qui vise toute entité faisant commerce avec le régime syrien. Grand vainqueur, Damas d’ailleurs y voit une possibilité de normaliser ses relations avec les pays arabes en discutant avec le Liban, avec la Jordanie et même avec l’Egypte et donc rompt son isolement diplomatique.

Il s’agit en effet de descendre aujourd’hui les coûts de production des centrales actuelles à des niveaux financièrement acceptables en vue de réduire le déficit de l’EDL et cela sous condition d’une part de transparence.

En quoi consiste aujourd’hui l’accord jordanien?

Selon les informations dont nous disposons, la Jordanie devrait fournir au Liban 150 mégawatts de courant durant la nuit et 250 mégawatts d’électricité durant la journée, via le réseau de lignes haute tension tout juste réparées en Syrie et au Liban sur base d’un financement de 300 millions de dollars qui devrait être accordé par la Banque Mondiale, en attendant la mise en place de solutions plus pérennes comme la construction d’infrastructures au Liban même dont les coûts seraient moins importants que les centrales de productions actuelles qui sont obsolètes.

Une des conditions premières de la Banque Mondiale, l’augmention des tarifs de l’électricité publique

Cette dernière condition, que cela soit pour l’importation de gaz égyptien ou de l’électricité en provenance de Jordanie et encore plus pour le financement de nouvelles unités de production au Liban même n’a pas été remplie pour l’heure, l’institution internationale semblant demandé un relèvement préalable des tarifs de l’électricité au Liban à hauteur de l’équivalent de 10 cents par kilowatts, faisant ainsi passer le prix d’environ 200 livres libanaises à plus de 2000 Livres, un chiffre à comparer au tarif de 6000 LL par kilowatt pour les générateurs privés, donc au change, les consommateurs libanais y gagneraient tout de même.

L’objectif de cette hausse serait en effet de diminuer le recours aux générateurs privés – outre plus couteux pour les ménages, également considérés comme polluants et étant un facteur essentiel de dégradation des conditions de vie et responsables d’une forte augmentation du nombre de cancers au Liban – par celui de l’électricité publique et ainsi diminuer les dépenses globales des foyers libanais très touchés par la crise économique et par conséquent de transférer une partie des gains des générateurs privés dans le domaine public pour en faire bénéficier la population.

Par ailleurs, l’augmentation des revenus de l’EDL pourrait permettre aussi la mise en place de nouvelles infrastructures comme des centrales électriques plus propres ou encore permettre le recours aux énergies renouvelables.

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