Le tapage de certains médias suscité par l’interview d’Amine Maalouf à la télévision francophone israélienne i24 mérite d’être rationnellement analysé car il remet au cœur du débat, le rapport du culturel et du politique et celui, de l’identité individuelle par rapport à l’identité collective.
Tout d’abord je m’empresse de préciser, que personnellement et de manière inconditionnelle, je soutiens Amine Maalouf, grand écrivain humaniste franco-libanais et qui a toujours milité, pour l’ouverture et le dialogue des cultures. Le message d’Amine Maalouf a toujours transcendé les frontières et placé l’homme, au cœur de sa problématique universelle.
Toutefois force est de constater que nous vivons en société et dans l’espace public, quand un individu devient un référent, l’acte culturel se transforme nécessairement en acte politique.
Certes Amine Maalouf se doit autant aux 66 millions de Français qu’aux 4 millions de Libanais, dont il porte les deux nationalités. Par ailleurs il se doit autant aux 500 millions d’européens (union européenne), aux 275 millions de locuteurs francophones qu’aux 425 millions d’arabes (ligue arabe), qui peuvent se retrouver plus ou moins dans ses écrits. Il a été également élu en 2011, comme un des 40 membres ( immortels) d’une des plus prestigieuses institutions politico-culturelles en France, à savoir l’Académie française (fondée par le cardinal Richelieu) à laquelle il rendait hommage à travers son dernier livre Un fauteuil sur la Seine (à travers ses 18 prédécesseurs sur le siège qu’il occupe aujourd’hui), qui fut l’objet de son entrevue controversée sur i 24.
Amine Maalouf outre son œuvre littéraire diversifiée et d’excellente facture a publié deux essais importants : l’un les croisades vues par les arabes(1983) donnait la version arabe de ce conflit qui dura deux siècles et l’autre les identités meurtrières (1998) est un texte humaniste de référence, qui privilégié l’identité individuelle multiple et universelle ,sur les identités des groupes partielles et potentiellement partisanes mais qui portent sur des causes de survie identitaire ,culturelle et politique , pour lesquelles à tort ou à raison, les peuples depuis la nuit des temps continuent à se battre et à donner leur vie . Ces identités idéologisées sont, autant un outil d’oppression que de construction et d’émancipation, quels que soient les paramètres autour desquels ils s’articulent (paramètres d’Hérodote : race, langue, religion et mœurs).Comment faire donc pour les relativiser sans pour autant les nier, les reconnaître, les faire pacifiquement cohabiter, sans les instrumentaliser ?
Amine Maalouf aujourd’hui reçoit de manière indirecte une double interrogation par rapport à ses essais : d’un côté la question de Jérusalem est toujours d’une brûlante actualité et exacerbe les passions, avec toujours la même revendication ,sur le même espace symbolique fondateur ,de part et d’autre (même s’il s’agit plus aujourd’hui de l’esplanade des mosquées et du temple détruit de Salomon que de la sépulture de Jésus Christ) avec une occupation agressive des juifs israéliens vis-à-vis des musulmans et notamment des arabes palestiniens . D’autre part quand on appartient ,à plusieurs identités collectives qui se contredisent ou sont en conflit, comment faire pour ne pas être obligé, de prendre parti contre son gré et rester neutre alors qu’on a le statut d’un meneur d’opinion et que l’acte culturel lui-même, est devenu volontairement ou par interprétation un acte politique ?
Si un groupe opprimé s’est collectivement identifié à vous, cela crée une attente presqu’irrationnelle à votre égard et si elle est prétendument trahie, elle peut donner lieu à des débordements passionnels.
Amine Maalouf a beaucoup donné au Liban et au monde arabe dont il est devenu en retour, une sorte d’icône et de porte drapeau et un référent incontournable. Même si ce monde lui demande également des comptes de manière parfois disproportionnée et même injuste, d’autant plus qu’étant Libanais (entre l’Orient et l’Occident), on a l’impression que le double privilège, peut rapidement se transformer, en double peine. Par ailleurs, le déchaînement des passions politico-médiatiques, d’une certaine presse engagée notamment libanaise, est à la mesure de son malaise avec elle-même.
Il n’en demeure pas moins qu’à travers cet incident Amine Maalouf révèle outre son humanisme, sa profonde humanité. Tous ceux qui le connaissent ou ont pu l’approcher, personnellement ou à travers une lecture minutieuse et profonde de ses écrits, savent pertinemment qu’il n’a jamais œuvré pour sa propre gloire mais que son ambition a toujours été, de fédérer et de sauver la collectivité la plus large possible et de faire avancer, les idéaux auxquels il croit. Ce n’est ni un homme de provocation, ni de défi ou de rupture. Il est un héros malgré lui et sa réussite n’a jamais effacé, sa discrétion et son humilité. D’où son livre de faire revivre, les 18 personnalités qui l’ont précédé, pour parfois les arracher à l’oubli irrémédiable et se situer, dans leur continuité. Le problème c’est qu’il se heurte, à une immense faille béante d’un conflit, que les circonstances actuelles ne font que dangereusement attiser.
Amine Maalouf est un utopiste et non un calculateur et il ne mérite nullement cette surenchère médiatique féroce. Les foules hélas parfois aiment s’acharner, sur ceux qu’elles ont adulés. Il restera l’homme simple, détaché, que ni la grandeur surfaite, ni l’acharnement forcé, ne sauraient détourner, de sa quête, de sa bonne foi et de sa sérénité.