Bas relief dit du Jugement dernier. Il s’agit du portail principal de la cathédrale. Son imagerie est saisissante. La remarquable sculpture du tympan date des années 1210. Elle représente d’une manière étendue les scènes du jugement dernier – lorsque, selon la tradition chrétienne, les morts ressuscitent et sont jugés par le Christ. Sur le linteau inférieur, on peut voir les morts sortir de leurs tombes. Ils sont réveillés par deux anges qui, de chaque côté, sonnent de la trompette. Parmi ces personnages, tous vêtus, on peut voir un pape, un roi, des femmes, des guerriers, et même un noir d’Afrique. Au-dessus, l’archange saint Michel utilise une balance pour peser les péchés et les vertus. Deux démons essayent de faire pencher l’un des plateaux de leur côté. Les élus sont à gauche, tandis qu’à droite les damnés enchaînés sont menés en enfer, poussés par d’autres démons, laids, cornus et aux regards diaboliques. Les expressions de ces damnés sont rendues avec un rare talent : la terreur et le désespoir se lisent sur leur visage. Sur le tympan supérieur, le Christ, le torse à moitié nu pour montrer ses plaies, préside cette cour divine. Deux anges, debout, à droite et à gauche, tiennent les instruments de la Passion. De chaque côté, la Vierge Marie et saint Jean sont placés à genoux et implorent la miséricorde du Christ. Les claveaux inférieurs des voussures sont occupées, du côté des damnés par des scènes de l'enfer, et du côté des élus, par les patriarches, parmi lesquels on voit Abraham tenant des âmes dans un repli de son manteau33,a 2,34. Il s’agit là d’une démonstration bien concrète de l’imagerie chrétienne développée au Moyen Âge par l’Église, qui influence alors grandement le peuple. Encore, à cette époque la scène était entièrement peinte et dorée. Groupé au paradis sur les premières voussures, l’ensemble des anges qui regardent la scène du Jugement a plutôt l
Gilles Pison, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) and France Meslé, Institut National d’Études Démographiques (INED)

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, l’avalanche d’informations sur le nombre des morts laisse une impression contradictoire: ils seraient comptés jour après jour mais mal estimés.

Comment donc s’y prend-on en France pour décompter les morts, et que valent les chiffres?

Nous décrirons ici le mode de comptage par temps calme pour comprendre comment il a dû s’adapter dans la tempête que constitue l’épidémie de Covid-19, mais aussi à la suite des autres épidémies et catastrophes survenues depuis vingt ans, comme la canicule de 2003, les attentats de Paris en 2015 ou les grippes meurtrières des derniers hivers.

Compter les décès par temps calme: un système bien rodé mais qui prend du temps

En France, les décès sont enregistrés de façon systématique depuis plusieurs siècles, dans les registres paroissiaux des sépultures sous l’Ancien Régime, puis dans les registres municipaux de décès tenus par les officiers d’état civil.

Registre paroissial, ici registre des baptêmes Eglise Saint Gervais de Paris. Wikimedia, CC BY

Ces informations sont envoyées à l’Insee, tandis que les certificats médicaux contenant les causes de décès sont protégés par le secret médical et réservés à l’Inserm. L’exploitation de ces deux séries produit en routine une batterie d’indicateurs permettant de suivre la mortalité et les causes de décès avec un grand détail.

Or il faut du temps pour que les bulletins remontent des mairies à l’Insee ou à l’Inserm et soient correctement traités. L’Insee publie le nombre des décès dans le mois qui suit, tandis que le centre spécialisé de l’Inserm, le CépiDc, publie la statistique des causes de décès une ou plusieurs années après, tant est complexe le cheminement des informations (figure 1).

Figure 1. Cheminement papier de la transmission des informations. CépiDc, Author provided

Les systèmes statistiques à l’épreuve de la canicule de 2003

La canicule survenue début août 2003 a entraîné près de 15 000 décès supplémentaires en France en l’espace de 10 jours, principalement chez les personnes âgées. Mais on ne l’a su que bien plus tard.

Sur le moment, ce ne fut pas la statistique publique qui sonna l’alerte mais les urgentistes et les entreprises de pompes funèbres.

On découvrait ainsi que la statistique publique était mal armée pour déceler en temps réel les épidémies ou les catastrophes. Il fallut l’adapter pour qu’elle produise des premiers chiffres sans attendre les bilans annuels ou mensuels.

C’est ainsi que l’Insee délivre désormais des chiffres quotidiens des décès à Santé publique France qui en tire un bilan hebdomadaire pour la surveillance de la grippe saisonnière.

Le système est devenu très réactif grâce à la transmission électronique d’une fraction croissante des bulletins de décès entre les mairies et l’Insee (88 % en 2019). Les médecins, à leur tour, ont commencé à expédier des certificats de décès dématérialisés (figure 2), mais ce progrès est encore en cours: 18 % seulement des décès sont certifiés électroniquement en 2020, ce qui réduit la capacité du système à assurer la surveillance immédiate des épidémies.

Figure 2, transmission électronique. Cepidc, Author provided

Le bilan de la grippe : autour de 14 000 décès lors des hivers 2016-2017 et 2017-2018

Cette nouvelle organisation a cependant permis d’améliorer la surveillance de la grippe hivernale. L’excès de mortalité qui l’accompagne est estimé de façon indirecte en comparant semaine après semaine les décès observés aux décès « attendus », c’est-à-dire aux courbes des décès qui découlent des variations saisonnières ordinaires estimées à l’aide de modèles (figure 3).

Depuis 2014, quatre hivers ont connu des épidémies de grippe particulièrement meurtrières, repérables par autant de pics sur la figure : les hivers 2014-2015, 2016-2017, 2017-2018 et 2018-2019. En comparaison, les épidémies des hivers 2015-2016 et 2019-2020, n’ont entraîné qu’une faible surmortalité, la grippe ayant été moins grave.

Figure 3. Nombres de décès hebdomadaires attendus et observés de juin 2014 à décembre 2020 toutes causes de décès confondues. Santé publique France et Insee

À l’issue de chaque épidémie de grippe, Santé publique France peut donc estimer le niveau de surmortalité. Les chiffres publiés sont impressionnants : environ 20 000 décès supplémentaires dans les hivers 2016-2017 et 2017-2018, et 12 000 dans l’hiver 2018-2019.

En revanche, la dernière épidémie de grippe, celle de l’hiver 2019-2020, n’a pas dégagé de surmortalité notable, et il en sera sans doute de même pour celle de l’hiver 2020-2021.

Il faut toutefois rappeler que les décès excédentaires observés dans les épisodes de grippe les plus sévères ne sont pas tous imputables à la grippe elle-même, même si elle a pu y contribuer. On estime que la grippe est directement à l’origine d’environ 70 % de la surmortalité dans les hivers les plus meurtriers, soit environ 14 000 décès en 2016-2017 et autant en 2017-2018, suivis de l’hiver 2018-2019, avec environ 8 000 décès.

Des chiffres publiés chaque jour, mais que valent-ils ?

Moyennant quelques adaptations, le système utilisé pour la surveillance de la grippe saisonnière a été repris pour le bilan hebdomadaire de l’épidémie de Covid-19.

Mais, comme pour la grippe saisonnière, ce n’est qu’en fin d’épidémie, après un certain délai, qu’il sera possible de quantifier la surmortalité due au Covid-19. Or les autorités de santé, qui souhaitent communiquer chaque soir un bilan journalier des décès, aimeraient disposer de décomptes en temps réel.

Elles ne peuvent s’appuyer pour cela sur les deux systèmes décrits plus haut. L’Insee a beau publier dorénavant le nombre journalier des décès par département, comparé à celui observé l’an dernier à la même époque, cette information particulièrement précieuse pour suivre l’épidémie couvre tous les décès sans distinction de cause (rappelons que la cause de décès n’est pas traitée par l’Insee mais par l’Inserm) et elle n’est disponible qu’avec un délai de 10 jours (7 jours pour une estimation moins précise à partir des seuls bulletins transmis électroniquement).

L’Inserm, de son côté, ne peut produire le décompte journalier des décès par Covid-19 en temps réel, vu la faible part des certificats de décès électroniques remplis par les médecins.

Une troisième source de données, mais ne couvrant que les décès hospitaliers

Santé publique France se tourne donc vers une troisième source pour estimer le nombre journalier de décès par Covid-19 : le Système d’information pour le suivi des victimes d’attentats et de situations sanitaires exceptionnelles (SI-VIC). Mis en place à la suite des attentats terroristes de Paris de novembre 2015, ce système récupère le nombre de décès par Covid-19 transmis chaque jour par chaque hôpital. Avant l’épidémie de Covid-19 il laissait donc de côté les décès survenus à domicile ou en maison de retraite (Ehpad).

Or un peu plus de la moitié des personnes meurent à l’hôpital (53 % en 2020), près d’un quart à domicile (24 %), et une sur sept en maison de retraite (13%) (le reste mourant dans un lieu public ou un lieu non précisé dans le bulletin de décès).

En cours d’épidémie de Covid-19, au printemps 2020, un système de collecte complémentaire a été mis en place pour faire remonter les décès survenus en maison de retraite.

Le bilan publié le 17 janvier 2021 dénombre 21 359 décès par Covid-19 survenus en Ehpad depuis le début de l’épidémie, qui s’ajoutent donc aux 48 924 survenus à l’hôpital, soit près de la moitié en plus.

Le nombre de décès par Covid-19 survenus à l’hôpital et en maison de retraite sous-estime la mortalité réelle, mais probablement pas de beaucoup – les décès à domicile seraient peu nombreux (ils sont 4% en Suède, 5% en Angleterre-Galles, et 6% aux États-Unis).

Disposer des nombres de décès détaillés par sexe et âge

Le décompte journalier du nombre de décès dus au Covid-19, même s’il ne correspond pas exactement à la réalité, est cependant utile pour suivre la progression de l’épidémie et repérer les changements dans la vitesse de propagation.

Mais il faut disposer d’informations plus détaillées sur le nombre des décès par sexe et âge pour pouvoir répondre à des questions élémentaires sur la mortalité par Covid-19 : les hommes meurent-ils vraiment plus que les femmes ? La part des jeunes tend-elle à augmenter ? De façon plus générale, comment le risque de mortalité varie-t-il selon le sexe et l’âge ? Ces variations se retrouvent-elles dans d’autres pays ? Certains pays sont-ils plus frappés que d’autres?

L’Institut national d’études démographiques (Ined) offre sur son site internet une base de données internationale fournissant ce type d’information pour différents pays, en les actualisant semaine après semaine, et en les assortissant pour chaque pays de notices sur les sources et la qualité des informations. L’objectif est de stimuler la recherche sur la démographie des décès par Covid-19 en facilitant l’accès aux données de base.

À titre d’exemple, nous nous sommes appuyés sur ces données pour examiner deux questions. D’abord, le Covid-19 tue-t-il surtout des personnes âgées comme on le dit souvent ? Ou tue-t-il à tout âge ? La réponse est : les deux. Pour situer la mortalité qu’il occasionne, nous la comparons à la figure 4 à l’ensemble de la mortalité (toutes causes de décès confondues) et à celle due à la grippe.

Figure 4. Distribution par âge des décès (%). Comparaison entre les décès par Covid-19, ceux de la grippe de 2015, et l’ensemble des décès de l’année 2018, France. Auteurs, Author provided

La répartition par âge des décès dus au Covid-19 est proche de celle de la mortalité générale. De nos jours, on meurt la plupart du temps à des âges élevés et rarement dans la jeunesse ou à l’âge adulte. C’est vrai aussi de la mortalité due au Covid-19 ; mais les décès aux âges élevés, à plus de 75 ans, sont un peu plus fréquents avec le Covid-19 qu’avec l’ensemble des autres causes de décès, et ceux avant 75 ans, un peu moins fréquents.

Elle se rapproche de ce point de vue de la mortalité due à la grippe, qui tue de façon encore plus prononcée préférentiellement les personnes âgées, et nettement moins les jeunes et les adultes.

La surmortalité des hommes par rapport aux femmes : une courbe à deux « bosses »

Seconde question examinée ici : on sait que le Covid-19 tue plus les hommes que les femmes, mais de combien plus ?

Sachant que c’est vrai aussi de la mortalité générale : à tout âge, un homme a un risque de mourir dans l’année plus élevé qu’une femme du même âge. Un homme de 70 ans a par exemple un risque double de celui d’une femme de 70 ans.

Il en de même à 40 ans, le risque est double, même s’il est bien plus faible à la fois pour les hommes et pour les femmes. La figure 5 indique les variations de cette surmortalité masculine selon l’âge.

Fig.5 Surmortalité des hommes par rapport aux femmes selon l’âge. Comparaison entre les décès par Covid-19 et l’ensemble des décès de l’année 2018, France. Calculs des auteurs utilisant les données de l’Ined, Author provided

Elle révèle deux « bosses », la surmortalité des hommes atteignant des sommets aux âges de jeune adulte – les décès, très peu fréquents à ces âges, sont dus principalement aux accidents, notamment ceux de la circulation – et aussi entre 55 et 74 ans.

La surmortalité masculine due au Covid-19 est plus importante que celle pour l’ensemble des causes de décès à tout âge, sauf chez les enfants et les jeunes adultes ; elle a par ailleurs le même profil par âge avec deux bosses. La première bosse peut s’expliquer par des comportements plus à risque chez les jeunes hommes que chez les jeunes femmes (relations sociales maintenues, moindre observation des gestes barrière), un peu comme pour la mortalité accidentelle. La deuxième bosse pourrait venir de comorbidités (hypertension, diabète) plus fréquentes chez les hommes que chez les femmes.

Une spécificité française

Retrouve-t-on ce profil à deux bosses dans les autres pays ? Non, il semble assez spécifique à la France, comme le montre la figure 6 qui compare la surmortalité masculine avec le Covid-19 en France, en Angleterre-Pays de Galles et aux États-Unis.

La surmortalité masculine française est plus importante que celle observée en Angleterre-Galles à tout âge. C’est vrai également quand on compare la France aux États-Unis, sauf avant 25 ans et entre 35 et 54 ans où la surmortalité masculine est plus élevée aux États-Unis.

Le profil français à deux bosses ne se retrouve ni en Angleterre-Galles ni aux États-Unis. Seules des analyses plus fines prenant en compte les comorbidités pourront aider à comprendre ces différences de profil.

Fig.6 Surmortalité des hommes par rapport aux femmes à différents âges pour le Covid-19. Comparaison France, Angleterre-Galles et États-Unis. Calculs des auteurs utilisant les données de l’Ined, Author provided

En pleine épidémie ou catastrophe, la remontée et le traitement des informations même accélérés se font avec quelques jours de décalage, et ne couvrent pas tous les décès. Alors que la plupart des pays font face à une deuxième vague de l’épidémie parfois plus meurtrière que la première, les données statistiques disponibles restent fragmentaires. Il faudra encore attendre plusieurs mois pour pouvoir décompter précisément tous les morts et examiner quelles catégories ont été les plus affectées.


Cet article a été mis à jour pour refléter les données en état au 17 janvier 2021.The Conversation

Gilles Pison, Anthropologue et démographe, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et chercheur associé à l’INED, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) and France Meslé, Démographe, Institut National d’Études Démographiques (INED)

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

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