« L’étroite main du temps enserre les vies puis les déverse dans la même poussière. Pourquoi abréger cette étincelle entre deux gouffres, pourquoi devancer l’œuvre de la mort ? » Andrée Chedid

Quelque chose s’est fracassé, s’est rompu.  J’ai beau aimé l’art du kintsugi, cette fois-ci, à l’ instant où j’écris ces lignes, je ne le vois plus fonctionner pour ce qui est de Beyrouth et de mon amour du Liban. Non, il n’y aura pas de fil d’or pour recoller les morceaux cette fois-ci. D’ailleurs de l’or, nous n’en avons plus ; ni les banques, ni l’Etat, ni le grand argentier n’ont rien laissé reluire.  Les éclats sont de verre, de soufre, de chimie, de violence, de nucléaire… pas d’or.  C’est la fois de trop, la gifle de trop, la béance de trop. Peuple maltraité ; ville malmenée, brutalisée. La violence inouïe anéantit. Quelque chose en moi s’est anéanti cette fois-ci : le goût de … j’ai perdu le goût du Liban. Et pourtant, dans l’immédiat post- explosion, j’ai rêvé l’espace d’un moment que cette fois-ci, un tel cataclysme ne pouvait que nous laver de tous nos empêtrements passés ; qu’il serait annonciateur d’un ordre nouveau ; un ordre d’amour, enfin – qui advint d’ailleurs quelques jours. Très vite cependant, j’ai déchanté et saisi qu’il ne pourrait plus y avoir de recours au kintsugi cette fois-ci ; qu’il n’y aurait plus de recollage, de suture qui valent.

Une heure après l’explosion ou presque, je suis allée vérifier que mon passeport français était bien là pour le cas où il fallait évacuer. J’ai fait ce geste que j’avais imaginé dans mon roman  où les mères durant la guerre de 2006, rassemblaient les passeports de tous les membres la famille, pour le garder soigneusement avec elles, au cas où – on évacuait, on fuyait alors.  Je n ‘avais pas imaginé en écrivant alors, que c ‘était moi qui referais ce geste dans la vie réelle. Ce soir d’Aout, j’ai cru que la guerre risquait de reprendre ; un nouveau blitz israélien, remake de 2006, des raids de fureur et de mort;  j’ai craint que cette explosion orange, grise, noire soit le signe d’une grande colère ; qu’elle annonce un déchainement de violence plus  grand encore ; quasiment biblique. Je pensais avoir oublié… la violence… tout était encore là, dans le corps. La violence qui gronde réveille le souvenir de toutes les violences passées, une violence archaïque qui brise l’ordre du monde.

 Quelque chose dans la continuité s’est brisé en moi. Je continue mais cela ne vient plus du dedans ; je continue mais pour l’instant, je n’ai pas vraiment envie de continuer, pas ici, pas avec les mêmes, pas dans le même paysage. Quelque chose s’est rompu, s’est fracassé… Comme pour un amour, profond, fort, que l’on sait plus viable. Blanc ; il y a un blanc ; quelque chose qui bascule, le sentiment que plus rien n’est permis.

Je me suis retournée vers Nadia Tuéni, La prose, Œuvres complètes ; Yasmine Char, La Main de Dieu ; Andrée Chedid, Entre Seine et Nil… pour ne pas me sentir seule, perdue devant toute cette violence et tout cet amour ; pour rester en lien, avec mon pays, avec mon appartenance profonde, au-delà de l’évènementiel, du ponctuel. J’ai pris dans ma bibliothèque le livre de photographies Beirut Footsteps de Marie Noëlle Fattal, pour ses photos de Gemmayzé et d’Achrafieh  – éventrées par l’explosion –  colorées, aux couleurs de la vie, pour les petites citations qui accompagnent les photos. Pour me souvenir de qui était Beyrouth même si elle a été souillée. Nadia Tuéni avait le pouvoir de me réconcilier avec ce que l’on peut vivre dans cette « folle terre », me faire acquiescer à   cet amour, à cette relation particulière. « J’appartiens à ma folle terre, je ne suis libre que de sa permanence »  écrivait-elle; j’ai souvent repris ces mots à mon compte;  maintenant, je ne peux plus, je ne  le sens plus.  Si je trouve dans les mots, les images des poètes, des femmes de mon pays quelque amitié ; ils ne sont plus suffisants à eux seuls; j’ai besoin de plus grand maintenant, j’ai besoin de Dieu. Il y a quelque chose d’énorme qui s’est passé, quelque chose du mal que ce 4 Aout a soulevé ; le mal en pleine figure, le mal dans l’après-coup. Ce mal qui ampute de la capacité à rêver. Même le rêve de partir, que je concevais déjà avant l’explosion mais dont l ‘urgence s’est encore plus faite ressentir après cette date fatidique, je ne parviens plus à le former.  Il me faut me projeter pour vivre ; il me faut rêver ;   je n’y parviens plus. Le Liban de 2020 m’a amputé de ma capacité à voir. 

Article paru dans un ouvrage collectif intitulé « Beyrouth à cœur ouvert », Calima editions artliban et VLB Editions dont les profits sont reversés au bénéfice de la Croix Rouge Libanaise

Nicole Hamouche
Consultante et journaliste, avec une prédilection pour l’économie créative et digitale, l’entrepreneuriat social, le développement durable, l’innovation scientifique et écologique, l’édition, les medias et la communication, le patrimoine, l’art et la culture. Economiste de formation, IEP Paris ; anciennement banquière d’affaires (fusions et acquisitions, Paris, Beyrouth), son activité de consulting est surtout orientée à faire le lien entre l’idée et sa réalisation, le créatif et le socio-économique; l’Est et l’Ouest. Animée par l’humain, la curiosité du monde. Habitée par l’écriture, la littérature, la créativité et la nature. Le Liban, tout ce qui y brasse et inspire, irrigue ses écrits. Ses rubriques de Bloggeur dans l’Agenda Culturel et dans Mondoblog-RFI ainsi que ses contributions dans différentes publications - l’Orient le Jour, l’Officiel Levant, l’Orient Littéraire, Papers of Dialogue, World Environment, etc - et ses textes plus littéraires et intimistes disent le pays sous une forme ou une autre. Son texte La Vierge Noire de Montserrat a été primé au concours de nouvelles du Forum Femmes Méditerranée.

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