La bancocratie régit le Liban depuis 1992. Le pouvoir a été essentiellement exercé par des banquiers (Rachid Solh, Rafic Hariri, Fouad Siniora, Saad Hariri et Najib Mikati) qui, de connivence avec les possesseurs de grandes fortunes, ont dirigé la politique du pays dans le sens de leurs intérêts financiers. Et cela a lourdement pesé dans la formation et dans la composition du nouveau gouvernement, présidé par Najib Mikati.

D’après la Constitution, le gouvernement doit être formé par le Président de la République et le Premier ministre désigné. Or s’il y a eu si longtemps absence de gouvernement en exercice, c’est en raison des interférences extérieures et des diktats des leaders confessionnels. Les plus forts d’entre eux étant :

– le club des anciens Premiers ministres, Saad Hariri, Fouad Siniora, Tammam Salam et Najib Mikati, qui, ensemble, prétendent parler au nom de la communauté sunnite ;

– le Président du Parlement Nabih Berri qui, parce que le Hezbollah se conforme systématiquement à ses désidératas, est de facto le seul dirigeant du tandem chiite (le mouvement Amal de Berri et le Hezbollah) qui prétend parler au nom des chiites ;

– Walid Joumblatt, qui prétend parler au nom de la communauté druze.

Si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’à travers ces hommes et leurs associés, c’est avec le « parti des Banques » que le Président de la République Michel Aoun a eu à composer.

Ce nom a été donné depuis la crise aux politiciens qui défendent les intérêts des banques contre ceux de la plupart des déposants. Mais il est réclamé par les plus en vue de ces politiciens, notamment le vice-président du Parlement Élie Ferzli qui, parlant en tant que parlementaire et politicien, a déclaré dans une émission télévisée : « Oui, nous sommes le parti des Banques ! »

Les figures de proue du parti des Banques sont justement le Président du Parlement Nabih Berri et ses alliés, notamment Walid Joumblatt et Élie Ferzli – ainsi que le club des anciens Premiers ministres. Deux membres de ce club, Saad Hariri et Najib Mikati, sont actionnaires de banques. Et ils ont été désignés Premiers ministres tour à tour après que leur candidat, l’ambassadeur Moustapha Adib, ait jeté l’éponge il y a un an. Viennent ensuite les membres de la Commission parlementaire aux Finances et au Budget.

En plus de bloquer les négociations avec le FMI, ces politiciens ont attribué au Président de la République la responsabilité du retard gouvernemental, exerçant sur lui un chantage terrible, puisqu’il était tous les jours accusé d’affamer les Libanais en refusant de céder aux volontés de MM. Hariri, puis Mikati. Chantage que la communauté internationale semble avoir fini par démasquer. En effet, le 16 septembre dernier, le Parlement européen a voté, avec une majorité de 84%, une résolution proposée par le groupe Renew Europe (auquel appartiennent, entre autres, les députés du parti LREM d’Emmanuel Macron) sur la situation au Liban. Le texte de cette résolution jette un blâme sur la Commission parlementaire aux Finances et au Budget pour avoir « rejeté le plan gouvernemental de renflouement interne qui aurait permis de préserver l’épargne de 98 % de la population en garantissant les actifs des comptes bancaires présentant moins de 500 000 USD d’épargne; que, face aux critiques formulées par les députés au sujet du plan de redressement, le Fonds monétaire international (FMI) a publié trois déclarations par lesquelles il a soutenu le plan proposé par le gouvernement ; que les députés qui ont rejeté le plan de redressement ont un intérêt particulier à défendre les intérêts des banques libanaises, compte tenu de leurs relations en tant qu’actionnaires de ces banques ou avec des actionnaires de celles-ci [1]».

Les camps de Nabih Berri et de Najib Mikati sont parmi les principaux fossoyeurs de ce plan de redressement du gouvernement précédent, dit plan Lazard, avalisé par le président Aoun et le Cabinet Diab en Conseil des Ministres.

Berri a commencé par le torpiller au sein même du gouvernement. Il a demandé à son ancien conseiller Ghazi Wazni, imposé par lui comme ministre des Finances, de mettre ce plan en échec, alors que c’est Wazni et son ministère qui l’avaient présenté – et donc approuvé. Cette volte-face poussa Henri Chaoul, conseiller de Wazni, puis Alain Bifani, directeur général du ministère des Finances, à démissionner.

Quant à Mikati, il a combattu le plan du gouvernement par le biais de Nicolas Nahas, son conseiller économique en chef lorsqu’il était Premier ministre en 2005, son ministre de l’Économie lorsqu’il était chef du gouvernement entre 2011 et 2014 et actuellement son conseiller dans le cadre du nouveau Cabinet. Nahas, l’un des trois députés représentant Mikati et son parti Azem au Parlement, est également le rapporteur de la Commission parlementaire aux Finances et au Budget. Il est donc particulièrement visé par le blâme décerné par le Parlement Européen à cette Commission, puisque c’est lui qui, en contestant de façon particulièrement médiatisée le montant des pertes déclarées dans le plan gouvernemental et confirmées par le FMI, a bloqué l’aide du FMI et le plan de sauvetage du gouvernement, avant même que ce dernier ne le présente au Parlement. Il est ici incontestable que Nicolas Nahas agissait de concert avec le chef de son bloc Mikati, puisqu’ils disaient la même chose – contrairement au député Ibrahim Kanaan, chef de la même commission, qui contredisait le chef de son bloc parlementaire et de son parti Gebran Bassil, et le Président Aoun lui-même, en combattant le plan de redressement du gouvernement approuvé par eux deux, tel qu’il a été avalisé par le FMI.

Mikati, en outre, avait exercé ses pressions en tant que membre du club des anciens Premiers ministres qui traitait le gouvernement Diab de « gouvernement du Hezbollah » car ils ne le dirigeaient pas et n’avaient pas choisi eux-mêmes le Premier ministre. Pourtant, Hassan Diab avait été le ministre de l’Éducation du gouvernement de Mikati entre 2011 et 2014, en tant que représentant de Mikati, puisque celui-ci s’était personnellement arrogé ce portefeuille dans le cadre de la formation du gouvernement. Mikati a ainsi préféré prétendre que le gouvernement Diab ne disposait pas de couverture sunnite plutôt que de soutenir son ancien protégé et de lui permettre de réussir à redresser le pays. 

Les membres du parti des Banques agissent de concert avec le président de l’Association des Banques du Liban (ABL) Sélim Sfeir, ainsi que le gouverneur de la Banque du Liban (BDL) Riad Salamé. Parlant de ce dernier, la résolution du Parlement européen dit qu’il « mène une stratégie consistant à payer les créanciers existants en empruntant toujours plus, ce qui revient à un système de Ponzi, stratégie qui a également entraîné le krach monétaire de la fin de 2019 »« aurait bloqué des enquêtes sur des fraudes à la Banque centrale ainsi qu’un audit international nécessaire pour débloquer l’aide du FMI » alors « que des juges français et suisses chargés de la lutte contre la corruption enquêtent sur lui et d’autres proches et collègues depuis juillet 2021 au motif qu’ils auraient détourné des fonds du Liban vers des banques suisses et le Panama et blanchi des millions en France, en Allemagne, en Suisse et au Royaume-Uni par l’intermédiaire de biens immobiliers[2] ».

Nabih Berri s’étant arrogé le droit de nommer le ministre des Finances, il a choisi Youssef Khalil, le directeur du département des opérations financières à la BDL. Khalil est l’un des architectes des controversées ingénieries financières de la BDL très critiquées par le FMI. Parce qu’il était jusqu’à sa nomination un proche collaborateur de Riad Salamé, il est censé être entendu dans le cadre de l’audit juricomptable et peut-être même par la Justice. Or, comme ministre des Finances, il va superviser cet audit (paralysé par la BDL depuis plus d’un an), être chargé des relations avec la BDL et jouir d’une certaine immunité. Si la BDL est censée être indépendante et non contrôlée par l’État, cette nomination place le ministère le plus puissant (car il contrôle le Trésor et donc le Budget et les dépenses de l’État et de tous les ministères) sous le contrôle de la BDL. 

C’est pourquoi il est si important d’une part de réaliser une séparation de la Banque (c’est-à-dire du secteur bancaire public (BDL) et privé (les banques membres de l’ABL) de l’État en interdisant aux personnes ayant ou ayant eu des intérêts ou des fonctions dans le secteur bancaire public (BDL) et privé (banques) d’être ministre des Finances ou membre de la Commission des Finances et du Budget, et d’autre part d’étendre l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire y compris au niveau de l’aéroport, des ports, des frontières et des points de passage pour combattre la contrebande douanière et fiscale dont serait essentiellement coupable le tandem chiite

Ni avant ni depuis sa nomination, M. Youssef Khalil ne s’est exprimé sur la politique qu’il mènerait comme ministre des Finances : cherchera-t-il, comme le parti des Banques, l’ABL et la BDL à nier une partie des pertes et à couvrir le reste par la vente de la façade maritime du Liban, des biens immobiliers de l’État et des réserves d’or de la BDL ? Ou compte-t-il, au contraire, restructurer le secteur bancaire public et privé pour servir le bien commun, c’est-à-dire l’intérêt général, à commencer par celui des trois quarts de Libanais devenus pauvres ? Se soumettra-t-il aux exigences du parti des Banques, de l’ABL et de la BDL ? Ou de celles de la Communauté internationale et du FMI ? 

Après 13 mois de bras de fer qui ont appauvri et humilié la population, la bancocratie qui régit le pays depuis 1992-1993 a pu imposer ce gouvernement au Président de la République. C’était cela ou la famine, puisque les Premiers ministres désignés refusaient de composer. On ignore si le Cabinet Mikati effectuera une nécessaire restructuration du secteur bancaire (public et privé), du secteur public et de la dette alors que c’est une condition dans les négociations avec le FMI, à la stabilisation de l’économie et de la monnaie et aux investissements notamment dans les infrastructures comme ceux nécessaires au secteur de l’électricité. Il se dit que Mikati cherche un financement arabe, en dehors du FMI, pour éviter cette condition. Il n’est pas dit qu’il réussisse.

Être en faveur de la restructuration bancaire ne signifie pas être un « gauchiste » opposé à un système bancaire libre. D’ailleurs, la majorité de ceux qui la prônent demandent aussi l’interdiction des monopoles et de la mainmise sur le marché par quelques-uns, la suppression des agences exclusives et la promotion de la concurrence, mesures prévues dans le plan gouvernemental et dans la proposition de loi sur la concurrence préparée par Raoul Nehmé (alors ministre de l’Économie dans le gouvernement Diab) afin de garantir une économie de marché libre, faire baisser les prix et empêcher qu’ils soient fixés de façon arbitraire. Le chef de l’Association des commerçants, Nicolas Chammas, s’en était d’ailleurs virulemment pris à Nehmé et avait défendu les idées du parti des Banques. 

Le blocage du plan Lazard a imposé une dévaluation de la livre libanaise et une conversion forcée des dépôts en livres libanaises avec une décote (haircut) de facto qui atteint 80%, entraînant le déclassement social, la paupérisation et la perte de pouvoir d’achat des Libanais. 

Le 17 septembre 2021, suite à la signature du nouveau contrat avec le cabinet Alvarez & Marsal sur l’audit juricomptable de la BDL et d’autres institutions et organismes de l’État par Youssef Khalil, le Président Aoun a assuré que la dernière année de son mandat « sera celle de vraies réformes ». Pour cela, il lui faudra obtenir en Conseil des Ministres le limogeage de Riad Salamé. Mais avec ce gouvernement des banques, par les banques et pour les banques, il semble peu probable qu’il y parvienne sauf si la justice suisse, britannique, française ou allemande rattrape le gouverneur qui bénéficierait encore du soutien des États-Unis. La justice libanaise, elle, lui a offert l’immunité (décision de la troisième chambre pénale de la Cour de Cassation en date du 15 septembre 2021[3]).

Le parti des Banques, la BDL et l’ABL se préparent certainement à limiter l’impact de cet audit et le montant des pertes en tentant de réduire voire éliminer celles-ci en transformant en livres libanaises les dépôts en dollars[4], sachant que cela amènera une dépression économique durant des décennies. En effet, ils pensent qu’ainsi, les crimes et les délits financiers de leurs membres ne seront pas exposés et qu’ils n’en seront pas tenus responsables. Ils estiment aussi que cela leur éviterait également de rapatrier leurs fonds transférés à l’étranger en catimini, parfois illégalement, et d’injecter du capital dans les banques (ainsi condamnées à être des banques-zombies).


[1] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/B-9-2021-0470_FR.html.

[2] Ibid.  

[3] https://legal-agenda.com/wp-content/uploads/%D9%82%D8%B1%D8%A7%D8%B1-%D9%85%D8%AD%D9%83%D9%85%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%AA%D9%85%D9%8A%D9%8A%D8%B2_%D8%B3%D9%84%D8%A7%D9%85%D8%A9_%D8%A3%D9%8A%D9%84%D9%88%D9%84-2021.pdf

[4] http://asasmedia.com/news/390346

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