Comment est-ce qu’entre 1993 et 2019 la Banque du Liban (BDL) s’est constitué ses réserves en dollars et comment est-ce que durant la même période les banques ont réalisé des bénéfices ou comment les Libanais ont été les victimes d’un crime financier dont les responsables sont encore en poste.

La dernière étude de Toufic Gaspard, l’économiste qui avait dénoncé en 2017 les ingénieries financières du gouverneur de la Banque Centrale du Liban (BDL) Riad Salamé, a été publiée par la Maison du Futur et l’Institut Konrad Adenauer.

Toufic Gaspard considère qu’il existe deux crises distinctes : une crise de change (dépréciation de la livre libanaise par rapport au dollar américain) et une crise bancaire (effondrement du système financier). La crise de change a été provoquée selon lui par l’État qui s’est endetté de 1993 à 2019 pour financer ses dépenses courantes et non des investissements. Ces dépenses courantes ont essentiellement consisté à financer le sureffectif dans la fonction publique et le recrutement supplémentaire de fonctionnaires causés par le clientélisme politique. Ces fonctionnaires sont principalement affiliés au Courant du Futur fondé par Rafic Hariri et aujourd’hui dirigé par Fouad Siniora et Saad Hariri, au mouvement Amal dirigé par le Président du Parlement Nabih Berri et au Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt. 

Toufic Gaspard explique qu’il est faux de dire que les banques ont placé les dépôts en dollars des déposants à BDL et d’affirmer que la Banque Centrale les a alors prêtés à l’État. 

En effet, l’économiste estime que les banques libanaises ont historiquement été très conservatrices dans la gestion de leurs liquidités, gardant les liquidités en dollars dans les banques correspondantes. Cette situation a changé lorsque le gouverneur de la BDL les a incitées à rapatrier ces liquidités et les placer chez elle, leur offrant même des taux d’intérêts usuriers (en tous cas dans le marché interbancaire). Dans le même temps, la Banque Centrale avait des réserves nettes en dollars négatives puisque ses obligations en dollars étaient plus importantes que ses avoirs en dollars. En étant transférées à la BDL et malgré le déni de Riad Salamé (pour qui il n’y avait aucun « problème de liquidités en dollars dans les banques »), les liquidités des banques (dans les banques correspondantes à l’étranger) se sont ainsi transformées en illiquidités (comme dépôts à la Banque Centrale). Les banques sont ainsi devenues aujourd’hui des banques-zombies malgré le quasi-arrêt des crédits avec le resserrage des conditions de crédit depuis quelques années et même l’application déjà d’un contrôle des changes officieux (depuis juillet 2019). La raison est simple : il est dangereux d’avoir des banques illiquides et une Banque Centrale avec des réserves nettes négatives. 

Il affirme donc, preuves à l’appui, que près de 75% des réserves en dollars de la BDL proviennent des banques, le reste provenant essentiellement du ministère des Finances via des opérations d’échange de dettes (eurobonds de l’État en dollars échangés en bons du Trésor de la BDL en livres libanaises). C’est d’ailleurs ce qui a selon lui rendu la dette insoutenable et entrainé le défaut de paiement. C’est donc l’État qui a financé la Banque Centrale en dollars. Malgré le paiement en dollars par la Banque Centrale des importations du gouvernement (fuel et autres), l’État est en effet créditeur auprès de la BDL de 4,5 milliards de dollars. 

L’effritement des réserves de la BDL en dollars a donc été provoqué par les intérêts versés par la Banque Centrale aux banques. Toufic Gaspard pense que si la BDL ne publie plus son compte de résultat (profits et pertes) depuis 2002 c’est parce que depuis cette date, la Banque Centrale accumule des pertes dont le montant correspond à peu près aux bénéfices des banques depuis cette époque, bénéfices qui ont été pour la plupart transférés à l’étranger. 

Si le gouverneur de la BDL assure qu’il cherchait à accumuler des réserves en dollars par tous les moyens pour préserver la parité fixe entre la livre et le dollar, force est de constater qu’il a fait perdre aux déposants leur argent et qu’il a échoué à assurer tant la stabilité de la livre que celle du système bancaire. Il n’a pu commettre ce crime qu’avec le soutien du « parti des Banques », coalition regroupant actionnaires de banques, dirigeants de banques et politiciens ayant des conflits d’intérêt avec les banques (car étant actionnaires, membres de conseils d’administration, consultants ou avocats de celles-ci).

Toufic Gaspard pense qu’il aurait fallu sacrifier le « peg » (parité fixe entre le dollar et la livre) et forcer les actionnaires de banques à rapatrier leur argent. Cela aurait sauvé le secteur bancaire et les dépôts. La livre se serait effondrée mais aurait conservé un niveau supérieur à celui auquel elle est aujourd’hui. 

Rappelons que le plan du gouvernement Diab préparé sous la direction du directeur général du ministère des Finances démissionnaire Alain Bifani et accepté par le Fonds monétaire international (FMI) a été bloqué par Riad Salamé, l’Association des Banques du Liban (ABL) et la Commission parlementaire des Finances et du Budget qui ne reconnaissent pas les pertes. 

Alors que l’ancien ministre des Finances Georges Corm a récemment estimé que la crise ne pourra pas être résolue sans changement de gouvernance à la BDL, Saad Hariri qui cherche à être désigné Premier ministre a déclaré à plusieurs reprises qu’il souhaite le maintien de Riad Salamé à son poste.  

Bibliographie :

Gaspard Toufic, Lebanon’s Financial collapse: A post-mortem, Maison du Futur, Policy Paper, N°25, Beyrouth, Octobre 2020. 

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