Lina Kennouche, Université de Lorraine

Le 16 janvier dernier, le ministre saoudien des Affaires étrangères a annoncé la réouverture prochaine de l’ambassade saoudienne au Qatar, une dizaine de jours après la signature d’un accord scellant la réconciliation entre Doha et les autres pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), dont Riyad.

Pourtant, la position du Qatar a peu évolué depuis 2017, Doha refusant toujours de donner suite aux demandes formulées par l’Arabie saoudite qui l’exhorte depuis longtemps à mettre fin à son soutien aux Frères musulmans et à rompre les relations qu’il cultive avec l’Iran.

Bien que ces principaux points de friction demeurent, Riyad préfère aujourd’hui éviter la confrontation sur les sujets sensibles et se concentrer sur les aspects concrets d’une réconciliation. Les treize exigences saoudiennes posées en juin 2017 sont battues en brèche par le récent accord – un texte dont les dispositions exactes n’ont pas été rendues publiques, mais qui se décline suivant trois axes : la réouverture de la frontière saoudo-qatarie et la levée du blocus ; l’engagement du Qatar à retirer les plaintes déposées devant les instances internationales (OMC, CIJ, Organisation de l’aviation civile internationale) ; la fin de la campagne médiatique de déstabilisation.

Une opportunité dont le Qatar, peu enclin à s’engager dans la voie d’un rapprochement en 2019, se saisit pragmatiquement aujourd’hui.

Pourquoi l’Arabie saoudite a-t-elle décidé de geler les contradictions avec Doha alors même que les intérêts géopolitiques de ces deux pays restent divergents ?

Un succès de l’équipe Trump ?

De nombreux commentaires ont présenté cette réconciliation comme le produit des pressions exercées par l’administration Trump.

Certes, la volonté de la présidence américaine sortante de porter un nouveau succès à son bilan n’est pas étrangère à cette réalisation. D’autant que le gain, en termes de prestige, pourrait être maximisé si le Qatar se résout à rejoindre le processus de normalisation en cours entre les pays arabes et Israël. Au final, à l’ère de la politique spectacle, il importe peu de savoir si la réconciliation saoudo-qatarie débouchera ou non sur un essor des rapports politiques bilatéraux ; les effets d’annonce et les déclarations d’intention revêtent autant d’importance que les concrétisations réelles, et le rapprochement est déjà mis au crédit de Trump.

Mais au-delà des calculs politiciens de l’équipe sortante, il est clair que l’Arabie saoudite a elle-même réadapté sa stratégie à la nouvelle donne induite par le changement d’administration aux États-Unis, avec laquelle les relations s’annonçaient tendues.

Les analystes n’ont pas manqué de faire remarquer la position de faiblesse dans laquelle se trouve l’Arabie saoudite depuis deux ans. La politique régionale offensive de Riyad, inaugurée en 2015, s’est soldée par une succession d’échecs. De l’impasse de la guerre au Yémen au scandale international suscité par l’assassinat de Khashoggi en passant par l’affaire Hariri, la méthode forte appliquée par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) est largement responsable du bilan désastreux et de l’érosion de l’influence régionale de Riyad au profit d’Ankara.

Cependant, il y a principalement une dimension contextuelle dans la décision de Riyad d’engager une réconciliation avec le Qatar, choix dicté par l’imprévisibilité de la situation qu’entraîne l’entrée en fonction de la nouvelle administration Biden. Durant sa campagne, le nouveau président n’a pas manqué de faire savoir que, s’il était élu, il réévaluerait la relation avec l’Arabie saoudite.

En contrepartie de la réconciliation avec le Qatar, l’Arabie saoudite espère donc à la fois envoyer un signal positif en direction de l’administration démocrate tout en essayant de rapprocher Doha de sa position dure contre l’Iran.

Un héritage qui limite les recompositions géopolitiques

Faisant montre d’un attachement sourcilleux à son autonomie, le Qatar peut, comme le suggèrent certaines analyses, « mettre un peu d’eau dans son vin » ; mais il est fort à parier que cela n’entraînera pas un repositionnement géopolitique majeur.

Outre les intérêts géoénergétiques convergents entre l’Iran et le Qatar, à travers notamment le partage du plus grand gisement gazier du monde – dont le rythme d’exploitation s’est accéléré dans le contexte de la rupture de Doha avec les pays du Golfe –, Téhéran a offert à Doha depuis 2017 des possibilités de desserrer l’étau face à l’embargo en lui ouvrant son espace aérien et ses ports. La création de nouvelles chaînes d’approvisionnement a permis au Qatar de sortir de sa dépendance aux importations en provenance d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, parallèlement à un renforcement de ses relations avec la Turquie.

Doha a également acquis une capacité d’influence politique non négligeable aux États-Unis où, sous le mandat de Trump, diplomates et militaires ont critiqué le blocus décrété par les Saoudiens, rappelant l’importance du Qatar en tant que partenaire stratégique. Par ailleurs aujourd’hui, contrairement à Riyad qui n’est pas dans les bonnes grâces de l’administration Biden, Doha risque d’être appelé à mobiliser son influence auprès de la Turquie afin de favoriser une issue politique aux conflits qui se prolongent en Syrie et en Libye.

Plus surprenant encore, le Qatar pourrait se trouver impliqué dans une médiation entre les pays du CCG et l’Iran dans la perspective des négociations à venir entre Washington et Téhéran. L’interview donnée par le ministre qatari des Affaires étrangères, Mohammed bin Abdulrahman al-Thani, à la chaîne Bloomberg le 18 janvier dernier, dans laquelle il dit « espérer qu’un sommet entre des responsables iraniens et des dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG) se tienne prochainement » laisse penser que Riyad ne serait pas fermé à cette initiative. Un développement qui conforte l’impression que Riyad souffle en même temps le chaud et le froid, dans cette phase d’incertitude. Ainsi, en laissant au Qatar la possibilité de jouer les intermédiaires en sa faveur, l’Arabie saoudite espère tout de même influencer ses positions.

Mais la réconciliation avec Doha est aussi, nous l’avons dit, un pas en direction de l’administration Biden pour Riyad, qui cherche à peser sur les futures négociations avec Téhéran.

Une volonté d’améliorer les relations avec Washington

En faisant montre d’ouverture, l’Arabie saoudite souhaite obtenir des États-Unis qu’ils adoptent la position la plus ferme possible face à Téhéran. Si l’équipe Trump, cheville ouvrière de l’accord de réconciliation Riyad-Doha, pariait sur l’élargissement et le renforcement de la coalition des pays hostiles à Téhéran afin d’isoler et d’affaiblir davantage la République islamique, la politique de l’administration Biden à l’égard de cette dernière est bien moins lisible.

Saoudiens et Israéliens entendent saper un retour inconditionnel des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire. Or même si Biden a fait part, en décembre dernier, de son intention de revenir purement et simplement à l’accord avant d’envisager « d’hypothétiques négociations », les propos tenus par le futur secrétaire d’État américain, le 19 janvier dernier, dénotent de l’ambiguïté de la position américaine.

Pour Anthony Blinken, l’accord de 2015 est conçu comme « un point de départ, avec nos alliés et partenaires qui seraient à nouveau du même côté que nous, pour rechercher un accord plus fort et plus durable ». Il serait sans doute question d’intégrer la dimension du programme de missiles balistiques et du rôle régional de l’Iran perçu comme « déstabilisateur » à des discussions dans un format élargi incluant les pays du Golfe – ce que souhaiterait aujourd’hui Riyad pour conserver un levier d’action –, mais la perspective demeure encore floue et incertaine.

La fin du dilemme géopolitique des États-Unis

Au final, quelles que soient les dispositions de l’administration Biden à l’égard de Riyad, la nouvelle équipe a un intérêt déclaré à réduire la tension régionale et ne peut que voir d’un bon œil la réconciliation.

Depuis les printemps arabes, c’est un antagonisme opposant des sunnites à d’autres sunnites qui a, en effet, incarné la confrontation principale à l’échelle du monde musulman, comme l’analyse l’écrivain iranien Hussein Agha qui déconstruit, avec pertinence, la thèse dominante d’une polarisation régionale selon un axe sunnite/chiite. Aujourd’hui, pour se concentrer sur le défi stratégique chinois, Joe Biden espère une baisse de l’intensité des conflits entre ses alliés du Golfe.

La rivalité de puissance sino-américaine est au cœur de la stratégie du nouveau président, qui se déploie sur deux axes : l’investissement dans les alliances et les partenariats pour faire face à la confrontation avec Pékin ; et la conduite d’une politique étrangère favorable aux intérêts des classes moyennes, autrement dit qui restaure la puissance économique des États-Unis.

Mais cette stratégie globale des États-Unis ne peut ignorer les intérêts du complexe militaro-industriel américain qui continue de peser sur les orientations de la politique étrangère de Washington, malgré les années d’interventions coûteuses aux retombées désastreuses.

Pour l’ancien diplomate de carrière et nouveau chef de la CIA sous Biden, William Burns, il est devenu impératif de surmonter le dilemme géopolitique américain entre militarisme et isolationnisme. Actant, dans un article du 14 juillet 2020, de l’échec de l’approche militaire et sécuritaire du monde qui a conduit à l’érosion du soft power, il argue de l’impérieuse nécessité de réinventer la politique étrangère américaine. Les États-Unis ne peuvent ni succomber à la pulsion isolationniste, ni céder à la tentation de la restauration d’une politique militariste dans un environnement stratégique profondément modifié. Ils doivent revenir au multilatéralisme pour se focaliser sur leurs propres défis stratégiques… un multilatéralisme qui serait toutefois au service de leurs intérêts exclusifs. Il convient d’avoir toujours cet élément à l’esprit lorsque l’on analyse leur politique dans le Golfe et l’impact de celle-ci sur les pays de la région.

Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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